14 mai 2009

La Triennale de la Tate, Wallinger et le gros cheval

Je me suis rendue à Londres le mois dernier par curiosité, pour voir la Tate Triennale avant qu'elle ne finisse. J'avoue avoir été un peu frustrée d'art ces derniers mois, paradoxalement, préparant une exposition qui a nécéssité beaucoup de temps et d'énergie de ma part, ainsi que d'importantes recherches et a suscité pour moi beaucoup d'interrogations intellectuelles sur le principe même de cette exposition ainsi que sur le format exposition en général.
C'est donc une fois le vernissage terminé que je décide de partir en voyage, me changer les idées, confronter l'activité obsessionnelle de ces derniers mois avec le monde, avec d'autres idées.
J'avais été très intriguée par le statement de Bourriaud à propos de son exposition à la Tate. Je ne voyais pas vraiment où il voulait en venir. Je trouvais la proposition synthétique, pas vraiment réfutable, sinon extraordinaire, en tout cas je me demandais à quoi pouvait bien ressembler une exposition dont le statement se voulait si laconique. Comme s'il était pour une fois une invitation à ne pas parler, à ne pas discuter, à laisser parler les oeuvres pour elles mêmes. Je me disais qu'il y a avait peut être une surprise quelque part, un truc. J'avais soif de quelque chose, et ma soif demandait à être apaisée.
Le séjour m'apaisa effectivement, mais pas à cause de la Triennale. Je m'y rendis sur mes gardes, préparée par les remarques de nombreux locaux rencontrés le jour précédent, Remarques peu enthousiastes par ailleurs, voire courroucées. C'est sûr que la réputation de Bourriaud et sa position de français n'incitaient pas les anglais, de caractère plutôt critique par nature, ironic comme ils le disent, à l'indulgence. Je suppose qu'ils projetèrent sur l'exposition une sorte de première couche de mépris un peu nationaliste, du genre "le mec de l'esthétique relationnelle qui vient nous filer des leçons". Dès lors on peu comprendre que Bourriaud ne se soit pas trop mouillé devant l'hostilité initiale conçue à l'égard du projet. De fait, le laconique du statement même peut a posteriori passer pour une tactique de défense, plutôt efficace. Du coup, au lieu de passer les intentions du commissaire au crible de la critique (un peu plus vivante qu'en france, quand même), la scène professionnelle dut sans doute se résoudre à voir l'exposition pour en discuter, ce qui n'est déjà pas si mal.
Et l'exposition n'est d'ailleurs pas si mal. Il y a de vraiment belles pièces, et il n'y a quasimment que de bons artistes (au pire quelques erreurs dans les choix de pièces, pas toujours réussies, mais encore, quelle marge a le commissaire sur le travail que souhaitent présenter les artistes dans une manifestation de ce genre et vice versa?). Je retiendrais l'installation magnifique du hall, signée Mark Newson, ainsi que la pièce de Simon Starling avec les bureaux; l'installation de Peter Coffin, vraiment witty à souhait, ainsi que l'installation vidéo mélancolique, assez étonnante quoique d'une simplicité à la limite du documentaire de Navin Rawanchaikul.
Ce qu'on déplore alors c'est juste cette omniprésence du white cube, du spectaculaire; du bien produit. Ce qui agace c'est cette aisance polie des artistes, sûrs de leur intérêt, de l'importance de leur discours, de la prépondérance de cette vision là du monde qu'ils proposent. Une sorte d'"artocentrisme", qui mettrait l'artiste dans la position du narrateur de l'histoire, l'homme ordinaire qui deviendrait dieu pour reprendre une idée explicitée par Michel de Certeau dans "l'invention du quotidien" où il parle de Freud et la tentation de l'universalisme (et n'est ce pas cela que nous suggère Bourriaud? n'évoque t'il pas malgré lui et de façon irrévoquable avec son concept d'"altermodern" cette quête éternelle des artistes de l'universalité, de l'espéranto esthétique, qui, en faisant tout le monde enfin se comprendre, rend les différences intolérables, affirme la nécéssité d'un point de vue unique, et tant pis si ceux qui dépassent...y passent?). J'en déduisais : la faute certainement au format biennale/triennale, puisque comme je l'écrivais précédemment Daniel Birnbaum aussi s'était confronté avec difficulté à ce format lors de la dernière Turin Triennale.
C'était donc à une révision des classiques que Bourriaud nous conviait. Le top 30 des artistes en vue, comme d'hab. Pas de passion...pas de frisson.
Alors, quand je suis allée voir l'exposition de Mark Walllinger à the Hayward, que j'ai monté les escaliers et que j'ai embrassé la première partie de l'exposition du regard, j'ai senti que j'y étais, que l'exposition qui allait m'émouvoir, me toucher, c'était celle ci, The Russian Linesman.
Mark Wallinger évoque dans ses intentions vis à vis de l'exposition des notions similaires à celles que convoque Bourriaud pour son exposition à la Tate: le constat d'une confrontation à une époque, une histoire commune. Mais plutôt que de prendre cette histoire commune comme un fait indéniable, et, disons le, un peu paralysant, Wallinger décide au contraire d'évoquer l'arbitraire des contextes et des situations qui ont donné l'histoire telle que nous la connaissons, telle qu'elle nous est racontée, restituée, et réaffirme si tant est que certains en aient jamais douté le rôle de l'art comme un moyen d'affûter ces moments, cette conscience de l'imprévisible, du relatif, et pas pour s'en dédouaner, mais plutôt pour en faire une force motrice, génératrice de liberté de pensée...et d'action (j'ai eu d'ailleurs une conversation il y a quelques jours sur le "gros cheval" de Wallinger, ce projet de sculpture hyperréaliste monumentale dans la campagne anglaise que l'artiste s'apprête à réaliser, si les fonds destinés à le réaliser ne se sont pas totalement évaporés du fait de la crise financière, qui a dégénéré en fou rire d'une bonne vingtaine de minutes, pleurs compris. En effet, nous nous sommes retrouvés dans un état d'hilarité exubérante au moment où l'idée de l'existence même de ce cheval dans le réel quelque part, la simplicité, la factualité de ce fait là nous est clairement apparu. Quelqu'un dans le monde avait décidé qu'il ferait ici la sculpture d'un énorme cheval, et cette personne avait réussi à convaincre assez de monde et mobilisé assez de moyens pour réaliser une chose aussi absurde! Et en même temps, il se passe tant de choses absurdes dans le monde chaque minute, chaque seconde...Mais le gros cheval, c'était vraiment too much, ça faisait tellement de bien juste d'y penser, de se convaincre de son existence, de se prélasser dans ce possible...) (j'ai d'ailleurs conscience d'être obsédée par cette conscience aigue du faire dans la pratique de nombreux artistes. C'est une notion sur laquelle je serais amenée à revenir)
Aussi, j'ai pu mettre le doigt sur quelque chose qui m'avait inconsciemment gênée dans l'exposition de la Tate: le rapport aux oeuvres antérieures de l'histoire de l'art. L'autosuffisance affirmée des oeuvres d'art contemporaines. A la Tate, la triennale se trouvait isolée des autres galeries, comme un membre mort, figé. C'est en revoyant furtivement la vision d'un long couloir de la collection permanente de la Tate Britain en quittant la Triennale, que je saisis plus avant l'intelligence de la proposition de Wallinger, sa finesse, son érudition, surtout, son envie de tirer le public vers le haut, de considérer certains pans de sa culture comme acquis, de s'en servir comme tuteurs pour accéder à d'autres découvertes, à conserver le plaisir de la connaissance, de la curiosité, de l'ignorance comme moteur du désir d'apprendre, de vivre. Sans le mépris intellectuel de ceux qui soit disant "savent".
La générosité d'un artiste donc. On ne peut s'empêcher d'aimer tout particulièrement les expositions d'artistes commissaires ces derniers temps. Fischli & Weiss, Wallinger, Rondinone, Parreno, Tiravanija... les artistes semblent les plus à même en ce moment de proposer de nouveaux formats d'exposition, de questionner ses buts, ses modalités d'existence. Commissaires d'exposition de tous les pays, wake up! Vous pourriez bien vous rendormir pour les trois prochaines années...