23 juin 2011

Entertainment ! (6)

Dans le train, Richard Larracher fulmine. Il fulmine tant d'ailleurs qu'il est tout seul dans le carré du TGV 1ere classe, les autres membres de l'équipe assis à côté de lui s'étant ostensiblement éclipsés au bar de la rame afin de cesser de se prendre des remarques assassines à chaque parole proférée (non que ça change spécialement de d'habitude, mais là, les pointes sont vraiment acérées, et savent taper où ça fait vraiment mal). Les autres membres de l'équipe sur les sièges derrière, n'en mènent d'ailleurs pas large. Ils lisent le journal en tentant de faire le minimum de bruit possible avec les pages, et grignotent leurs viennoiseries en silence, tentant de réduire leurs mâchonnements à leur minimum.
Fixant la campagne bourguignonne déroulant ses plaines vallonnées sous ses yeux exorbités, il pousse soupir sur soupir, tout en maugréant de façon inaudible. Mais la fureur qui semble de l'extérieur l'habiter n'est rien en comparaison de celle, intérieure, qui agite son cerveau à la minute même.
Richard Larrecher est en effet sous l'emprise d'une colère indescriptible, en même temps que d'un sentiment d'injustice vertigineux, proche d'un sentiment calimeresque*. Il est en effet furieux contre cette équipe de cultureux, qu'il qualifierait lui même d'alternatifs, qu'il subventionne même pour certains, qui osent s'ériger en justicier du système qu'il sert avec la bonne foi de l'énarque qui ne connaît qu'une méthode, celle des siens, et qui sait tout le temps qu'on perd à tenter d'expérimenter autre chose. Il est donc outré de tout ce temps perdu : car il sait qu'ils vont craquer, qu'ils vont trouver un moyen, par la force ou par la ruse, de les faire déguerpir. Mais après cet épisode pénible, qu'il va falloir supporter sous les quolibets habituels de la presse nationale et internationale (la locale l'indiffère depuis longtemps) et de ses collègues qui trouvent que décidément ce poste censée couronner une fin de carrière tourne quand même à la bonne farce, il va surtout falloir encore tout recommencer, tout remettre "en ordre de marche" comme il le dit lui même, il va falloir encore remobiliser son équipe toujours et encore fragilisée, divisée, démotivée, déjà qu'il n'est pas bon en RH, il se le disait déjà il y a quelques années, "Richard, tu es un DRH déplorable, tu ne sais pas t'entourer, ça te jouera des tours", alors là, il a beau tenter d'organiser les choses en équipe, de déléguer un maximum, il n'y arrive pas, ces méthodes doucereuses l'énervent, quand il ne se rend pas compte après coup que untel ou untel a encore utilisé tel ou tel projet à des fins personnelles et ça, lui l'homme d'état plein de la probité puritaine républicaine parisienne ça le rend fou, il ne comprend pas ce tirage de couverture sudiste incessant, enfin, tout se mélange dans sa tête quand il pense au bordel que cela va être, l'incapacité d'accéder à ses dossiers pendant plusieurs jours, le retard qu'il prend, les voyages qu'il doit annuler, et ça le rend littéralement malade ces changements de plannings, il est fatigué, usé, lui qui pensait prendre sa retraite sur la côte d'azur il pense à changer d'avis tellement il déteste maintenant ce train, cette ville, cette arrivée qui longe la Friche Belle de Mai ce site perdu, médiocre et misérable qu'il déteste et qu'il a dû malgré lui ériger en symbole de la capitale, rien que d'y penser, et au petit sourire flegmatique de Ramier quand il va le croiser... c'en est trop.
Il ferme les yeux et expire lentement, pour se calmer. Il est finalement, plus que tout cela, étouffé par ce sentiment d'injustice à son égard. Pourquoi lui? Pourquoi le sort, le destin, s'acharne t'il sur lui, sur ce projet, sur cette candidature? Pourquoi cette ville ne se laisse t'elle pas tordre, nettoyer, planifier, ordonner, quadriller, lisser, organiser? Pourquoi est elle si rétive, rebelle, qu'il s'agisse de ses élus, de ses techniciens, de ses acteurs culturels, de sa population, de sa bourgeoisie, de ses entrepreneurs? Pourquoi ne se laissent ils pas faire? Il leur veut pourtant du bien. Il y croyait pourtant dur comme fer, à ce nouvel élan, à ce nouveau souffle. Il a bien vu le formidable potentiel. Il s'était vu comme un organisateur démiurge, celui qui placerait le petit pois dans le lit de la mendiante éructante pour l'éveiller à sa propre noblesse, resplendissante et enfin polie, aimable, gracieuse... et voilà qu'encore une fois, le destin s'acharne, qu'une armée de crétins anarchistes arrive à occuper cette putain de maison diamantée ! Il s'étonne lui même de la violence de sa locution. Il s'applique à ne jamais être grossier. Mais c'en est trop. Il reconsidère le paysage extérieur. Les ombres portées des nuages jouent sur les surfaces irrégulières de champs qui longent un cours d'eau ; un clocher roman passe en translation lente dans son champ de vision. Pour la première fois depuis plusieurs mois, il repense à sa mère; à son enfance, à la maison de campagne au bord de la petite rivière. Il pense très vite à toute sa vie, au service de l'état, des autres. Il se revoit petit garçon. Une bouffé d'émotion, associée au sentiment puissant d'injustice qui l'étrangle, lui brûlant presque le gosier tant il est irrité, toujours soufflant et les yeux fermés, lui fait sortir une larme. Il ouvre les yeux brusquement : et surprend à côté de lui, dans le couloir, Gonzague Roch, un de ses directeur adjoints, qui revient du bar avec un croissant et un café et il voit à son air stupéfait et apeuré qu'il a vu cette larme, cette larme qu'il n'aurait pas du voir, mais alors jamais.
"Vous auriez pu m'en prendre un" jappe Larracher, de sa voix sèche et coupante comme un rasoir. "Dé-désolé Richard, je pensais que vous souhaitiez vous reposer, mais prenez celui là, je vais m'en chercher un autre" dit l'autre qui a repris son aplomb le temps de débiter sa phrase. "A tout de suite, nous pourrons reparler du dossier Linz quand je reviens alors" tente t'il même de lancer d'un ton désinvolte en faisant promptement demi tour vers le bar.
Larracher prend une gorgée de café. Cela l'a remis droit dans ses bottes cette petite rencontre avec ce regard mou, faible. Lui même n'est pas faible. Il est fort. Très fort. Il en a vaincu des plus coriaces. Ce n'est qu'une question de jours. Tout à l'heure, il va discuter avec le "comité insurrectionnel" à la maison diamantée (comité insurrectionnel? Ils se prennent pour Desmoulins ou quoi?). Ils veulent le voir seul à seul. Il sourit, pour la première fois depuis deux jours. Il va se les payer, cette bande d'inconscients. Quand ils vont comprendre leur erreur, qu'ils n'auraient pas du se mettre en travers de son chemin, aussi tortueux déjà soit-il, ils vont partir. La réaction de Gonzague tout à l'heure l'en persuade. "Il serait incapable de gérer ce problème. Hors j'ai besoin de personnes sur lesquelles m'appuyer maintenant qu'on va basculer dans l'opérationnel. Je crois qu'il est l'heure de remanier un peu l'équipe". Cette pensée le réconforte : il avale le reste de son café, et ferme les yeux pour dormir quelques minutes, le sourire aux lèvres.

* calimero est le petit poussin noir avec une coquille d’œuf sur la tête, qui passe son temps à soupirer "c'est trop injuste" et demeure pour nous, personnes nées dans les années 80, comme le symbole du persécuté paranoïaque.

21 juin 2011

Entertainment ! (5)

Première nuit sur place : nous avons trouvé une vieille douche à l'étage et tout le monde fait la queue un par un. Je suis trop crevée pour me doucher: alors je me brosse les dents dans l'évier de la cuisine, avant de rejoindre Cécile qui a trouvé une combine pour monter sur le toit de la maison par une espèce de mini trappe tout à fait illégale et par une échelle non moins au norme. Mais bon, illégal pour illégal: pour l'instant, nous sommes chez nous et on fait le tour du propriétaire.
Sur le toit, la vue est sublime : la rade de Marseille est toute illuminée. Il n'y a pas trop de bordel sur le vieux port, la nuit est calme, chaude. Assises côte à côte, nous contemplons ce paysage urbain tant aimé, parce que c'est finalement viscéral, d'aimer la ville, cet endroit, cette ligne chaotique qui mêle dans un désastre d'urbanisme le vieux fort Vauban, des résidences modernes de Pouillon, de vieilles bâtisses marseillaises délabrées, des mini maisons en béton poussées là sans doute grâce à la complaisance d'un élu un peu lâche sur les règlementations... tout ça au bord de la méditerranée qui se déroule en Z paresseusement autour de cette ville coupée en deux, au nord les pauvres, au sud les riches. Et qui compte bien rester comme ça. Et qui, et c'est le pire, continue de fonctionner comme ça. A cause de la mer, qui au final, réconcilie tout le monde, pauvres et riches, natifs et immigrés, autour d'un consensus solaire et apaisant, une grande chape de bien être qui engloutit les uns après les autres les problèmes bien au fond. Jusqu'au jour où...
Cécile est hilare. Elle trouve ça génial cette idée, elle est trop contente de signifier le blocage. Elle flippe aussi pour ses subventions, en même temps, elles ont tellement baissé que sinon on se dit en rigolant qu'on va ouvrir un snack mexicain à la plaine, qu'on va faire fortune si ça se trouve. Elle n'a aucun contact avec 2013 en plus alors vraiment, elle trouve juste qu'on est bien chez eux, là, sur le toit, avec un verre de rosé frais (tant pis je me rebrosserai les dents plus tard). On se plaint de nos chargés de mission rendus frileux par leurs élus incultes, même quand pleins de bonne volonté; des subventions en retard d'année en année (essayez de faire fonctionner une boite avec 3 salariés et seulement 4 clients qui payent tous les ans avec de plus en plus de retard!!), les changements de stratégie de dernière minute, les placements de copains, souvent blancs, hétérosexuels et quinquagénaires, aux postes où il faudrait enfin que ça bouge un peu, au jeu de chaise musicale des directeurs de FRACs et de CRAC, de l'impossibilité pour nous de faire carrière en France quand on a pas fait le patrimoine, de l'impossibilité de devenir titulaire en école d'art quand on est pas maître de conf, enfin, de l'impossibilité tout court de se projeter un peu, hors de la misère et de la lutte. Du manque de bon sens aussi, surtout.
Ensuite on se retourne et on se tape des barres de rire en pensant à la ribambelle de nouveaux bâtiments aussi affreux les uns que les autres que les élus mégalos du coin (de droite comme de gauche) ont décidé de faire construire sur l'ancien port industriel à l'horizon 2013 : le MUCEM (délire gothique à la Riciotti) le nouveau FRAC (passe encore, c'est sûr qu'il fallait déménager) et notre préféré : le CEREM. Ahhhhh! Le CEREM. Sublime création en portafaux sur le vieux port, destinée à abriter de nombreux évènements mystérieux à la gloire de la région PACA et ses délices: certainement de grandes expositions photographiques marketées autour de thématiques provençales telles l'huile d'olive ou le savon de Marseille. Ne riez pas : je vois déjà les dibons immenses avec des gros plans de gouttes d'eau fraîches sur les olives appétissantes, avec quelques branches feuillues sur une nappe au motif de cigale. 70 millions d'euros quand même, le CEREM. Du coup, c'est vrai que quand je pense que la région n'a pas augmenté notre subvention de fonctionnement depuis 5 ans je comprends, il fallait économiser. Alors je savoure mon rosé et je me dis que je peux bien me payer une petite soirée avec vue aux frais de la collectivité. C'est vrai, après tout je paye quand même des impôts, merde.

20 juin 2011

Entertainment ! (4)

La conférence de presse s'est bien passée. On a réussi à filtrer et à ne laisser rentrer que les journalistes invités : on se bousculait au portillon je dois dire, un peu mieux que d'habitude quand on peine à rassembler trois pelés pour nos soit-disant évènements fédérateurs qui de toute façon, effectués sans aucun soutien de la municipalité en terme de communication, n'ont aucune chance d'atteindre leur public potentiel. Tu m'étonnes, voilà le scoop : plusieurs centaines d' acteurs culturels régionaux se rebellent et occupent les locaux de Marseille Provence 2013, pour une durée indéterminée !! De type action directe, sans les mitraillettes. Parce que la maison diamantée ne désemplit pas. La municipalité a finalement décidé de ne pas envoyer les flics, parce que nous avons appelé tous nos contacts au ministère et ailleurs pour les prévenir et que, conseillée, celle-ci a compris que résoudre ce genre de conflit à la syrienne n'aiderait pas leurs affaires à quelques mois des municipales. Heureux calendrier politicien ! Et il y a les présidentielles aussi bientôt. Quel bonheur d'être enfin inscrits sur la liste des urgences à traiter après tant de mépris ou d'indifférence de la part de la majorité des décideurs locaux.
Je ne m'étendrais pas sur la liste des revendications élaborées par le comité insurrectionnel constitué par les acteurs participant au mouvement : bien sûr, un maintien des montants des subventions de l'état, mais aussi locales, de soutien à la culture; une vraie politique d'emplois culturels (plus d'emplois aidés !); une injonction au ministère d'organiser lui même la collecte de mécénat au niveau national pour compléter ses fonds, et non l'imposer à des acteurs qui n'en ont souvent pas les moyens; une vraie politique de formation des élus aux enjeux de la culture au niveau tant local que national: etc. On a aussi rajouté des petits trucs marrants de type refonte totale de l'Institut Français et de sa politique d'aide aux artistes à l'international, réflexion sur un statut d'artiste plasticien "intermittent", instruction obligatoire de l'histoire des arts à raison de 2h par semaine à partir du collège, obligation pour les municipalités qui ont des locaux vides depuis plus de deux ans de les mettre à disposition des association par baux précaires, j'en passe et des meilleures... juste pour le plaisir d'inventer et d'être force de proposition... et montrer qu'on est pas là juste pour râler, qu'on a aussi des idées et qui ne sont pas forcément liées à l'argent. Qu'avec un peu de bonne volonté et d'idées, et d'une meilleure collaboration, on pourrait faire quelque chose. On ne sait pas si le message est passé. Mon portable commence à sonner assez régulièrement : je reçois des messages de soutien de toute part (ça n'oblige pas à se mouiller plus que ça cela dit). J'espère que les journaliste parisiens vont s'y mettre aussi demain : il se trouve que cette action fait écho de façon douloureuse aux coupes hollandaises, qui voit le budget dédié aux arts visuels là bas baisser de plus de 40%, en perte sèche. On sait que ça va bientôt arriver ici aussi, mais en attendant, on a décidé de protester. Et de faire chier, bien faire chier, une fois au moins. Arrêter d'être dans cette attente complaisante qui définit notre attitude auprès des politiques et des décideurs, cette attitude de larbin sympathique et disponible, quand 2013 a essayé de nous faire avaler des couleuvres aussi absurdes que "on vous donne ce budget pour ce projet si vous promettez de ne plus jamais solliciter la structure pour aucun autre projet". Et encore, s'ils étaient les seuls. Ils ne sont que le reflet dystopique du système culturel en général, créé comme un contre-pouvoir maîtrisé et pitoyable, ennemi fantôche d'un état qui justifie son oligarchie déguisée en démocratie par la soi disant "liberté d'expression" dont nous savons tous qu'elle n'est qu'une illusion, confinée à la sphère du "spectacle" si bien décrit par nos amis situationnistes avant l'heure, dont nous sommes les contestataires complaisants et aigris. Le politique s'est dissout depuis longtemps dans l'"Entertainment". Comme les ouvriers des usines de collants, de voitures et de cocottes-minute, nous voilà à occuper les lieux de pouvoir pour faire entendre notre précarité et notre refus de faire partie d'un système qui nous fait croire que les règles qu'il nous impose sont nos propres règles et les seules possibles. Je pense d'un point de vue personnel que cette occupation ne mènera à rien. Elle nous laissera encore plus exsangue, encore plus désabusés : mais ne rien faire, c'est être complice. Et la duplicité n'est plus supportable, le dégoût de nous même est devenu trop fort : et le besoin de dignité à surmonté la peur de perdre son emploi (merdique). De toute façon, d'emploi précaire en emploi précaire, la majorité d'entre nous ici n'a rien à perdre. Alors, pourquoi pas juste se poser une fois en grain de sable dans la grosse machine, juste pour quelques jours, quelques semaines, quelques mois? Aujourd'hui, dire merde a la forme de ce gros campement qui enfle d'heure en heure, de ces matelas et de ces duvets qui s'empilent dans les couloirs de la maison diamantée, de cette odeur de café et de clope persistante dans les open space, du brouhaha incessant des claviers d'ordi et de téléphone qui twittent aux 4 coins du globe pour annoncer la nouvelle, des conversations téléphoniques qui donnent des conseils pour l'absence, parce qu'on ne sait pas combien de temps ça va durer, tout ça.
Un coup de fil de Rebecca : la direction de 2013, n'est pas contente du tout (je m'en serais doutée). Ils étaient tous à Paris pour une grosse réunion (je le savais aussi, c'est comme ça qu'on a choisi la date), et là, ils sont encore en réunion, d'urgence cette fois ci, au ministère. Ils vont redescendre demain matin pour essayer de parlementer.
Ok, je lui dis. On va bien se marrer.

18 juin 2011

Entertainment ! (3)

Avec Cécile et quelques autres on discute dans la cuisine, en train de faire du café, beaucoup de café. Bon, en tout cas ça fait plaisir, tout le monde fume. Je tire même avec soulagement sur un pétard qu'un anxieux zêlé à décider de rouler inconsciemment alors qu'il est à peine dix heures du matin. Mais ça va m'aider à me concentrer. Ca y est c'est à peine lancé et déjà on doute. En même temps, c'est trop énorme, ce qu'on est en train de faire. On est obligé d'inventer, et de se poser un peu des questions. Certains pensent qu'il faut quand même faire les dossiers de subventions, que si on les fait pas, ils vont encore utiliser ça contre nous, pour profiter pour sabrer ceux qui se seront vraiment investis dans la contestation, pour les punir. D'autres disent que c'est absurde, que si on est là à gueuler contre le système et à dénoncer son irrationalité, et qu'on a décidé d'une grève générale de visibilité, c'est complètement idiot de continuer à jouer le jeu et de poser les dossiers. Ceux là disent qu'il faudrait inciter tout le monde à ne pas les poser. En même temps, tout le monde a bien sûr peur de n'être pas tant que ça à ne pas le faire, et donc à se faire bananer au final. Je dis que je suppose que ce sont des décisions à prendre avec les salariés et les bureaux des associations. D'autres sont plutôt pour une politique de franc tireur, de type, ceux qui sont là sont là, et ceux qui veulent rester au bureau pour garder la maison et bien ils font ce qui veulent. Ou alors les gens se répartissent les rôles. En même temps c'est pas le tout, il faut qu'on se magne d'écrire ce communiqué de presse, qu'on lance la grosse réunion d'organisation du campement, qu'on définisse des règles de sécurité. On se regarde : on a tous peur de la police, même si on a l'impression d'être des pacifistes et que de plus le fait d'être dans un bâtiment on se dit qu'on va pas se faire tabasser comme les jeunes à Barcelone. On peut pourtant voir sur nos visages que ça nous fait flipper quand même : c'est pas comme si le cultureux de base avait hyper foi en la police en général, et surtout la police française... Enfin. Je pense que tout le monde souhaite ne pas y penser, alors on se disperse en groupes de travail avec notre café.
Je rentre dans le bureau du directeur, et je referme la porte derrière moi. Il y a des étagères, avec quelques bouquins : beaucoup de dossiers : il y a des projets que je connais. Juste le dock de son ordinateur, il doit avoir un portable, il n'est pas là bien sûr. Je m'assieds dans son fauteuil. Je mets les pieds sur la table. J'ai fermé la porte et je savoure les quelques minutes de répit social que l'isolement m'apporte. Je tente de réfléchir au communiqué : peine perdue. De plus, il faut qu'on fasse les mini groupes de travail pour le contenu parce qu'en fait je me rends compte que ce débat est bien plus large que la raison première qui m'a infuriée et incitée à lancer ce mouvement délirant, à savoir la fin des contrats aidés. Ce n'est pas qu'une bataille : ce pourrait bien être le début d'une guerre.
Mais je me sens plutôt alerte : j'ouvre la fenêtre et je regarde en bas. De loin, je vois Rebecca qui s'apprête à mettre son casque, près de son scooter. Je la reconnais à sa masse de cheveux bruns et bouclés. Elle tourne la tête, lève les yeux et me voit. Je lui fais un petit signe : elle me regarde gravement, elle a un sourire un peu gêné, mais ses yeux ne sont pas gênés, ils sont plutôt d'accord, comme pour me dire un peu qu'elle comprend ; peut être même, qu'elle viendrait, si elle pouvait. Mais elle ne peut pas. Pas encore. Elle mets son casque, enfourche son scooter, et s'éloigne sur la place.

16 juin 2011

Entertainment ! (2)

Je me penche par la fenetre du dernier étage : dehors, des gens continuent à arriver. Je fais signe à quelques amis qui arrivent au pas de course, les bras chargés de matériel divers. J'espère en mon fort intérieur qu'ils vont continuer à arriver, qu'ils ne vont pas être en retard : à un moment, ça va être difficile de rentrer. Plus tard, si on arrive à installer un vrai "piquet" de grève, alors là oui, on pourra circuler, aller chercher de la nourriture, se ravitailler, éventuellement faire de petites missions à gauche à droite : mais pour l'instant le moment est décisif, il faut être assez pour pouvoir résister à une expulsion, alors je me réjouis du flot inninterrompu de gens qui se massent pour rentrer dans le bâtiment, je me dis, on est peut être une grosse centaine, peut être même plus, ce serait bien qu'il y en ait encore quelques autres.
Derrière moi dans la salle, ça s'organise tant bien que mal. Beaucoup envoient des textos, des messages FB, twittent, pour faire circuler la nouvelle. Autant au début il a fallu éviter les réseaux sociaux pour ne pas se faire griller, autant maintenant, c'est parti ! Il faut venir ! Rejoignez nous tous, c'est maintenant qu'on peut faire quelque chose pour dire qu'on est pas d'accord et qu'on se laissera pas faire, qu'on veut au moins attirer l'attention de l'opinion sur ce système injuste et absurde, enfin en tout cas, montrer qu'on souhaite affirmer physiquement un désaccord, puisque quelque part, la parole ne signifie plus, elle ne fait que rajouter des couches conceptuelles supérieures, comme dit Francesco Masci, "on ne répond plus à des livres subversifs par des bûchers, mais par d'autres livres et des débats à la télévision". Seule l'occupation des corps, symboliquement, occuper l'espace de la domination, là où elle se fabrique, s'engendre, me paraît être une réponse aujourd'hui à l'absurdité qui m'entoure. Seule cette absolue présence dans ce lieu, avec ces gens, me réconforte, me tient éveillée. Je décide d'allumer une cigarette, de la fumer au balcon. Encore une règle stupide, que je décide de briser maintenant, au point où j'en suis. Je sais que dans quelques minutes il va falloir commencer à s'organiser et je repense aux propos de Coupat sur les communes et je me demande ce qu'il penserait de tout ça.

15 juin 2011

Entertainment ! *

Vendredi matin, à 9h, on se donne tous rendez vous devant la maison. J'ai parlé à plein de personnes : je ne sais pas qui va venir, et j'espère qu'on sera assez nombreux. On va tous arriver devant la maison, à pied, en bus, en vélo. En tram, en moto, en caisse. Avec des sacs ; de la bouffe ; des vêtements supplémentaires; des jeux de cartes, des ordinateurs et des chargeurs ; des bouquins, des sacs de couchages, des matelas gonflables, des oreillers; du gel douche, du papier toilette, des litres de coca light et du café moulu. A 9h15 précises, on rentre dans la maison. On va passer en groupe, quelques uns d'abord, et la standardiste va un peu gueuler, demander qui nous sommes, si on a rendez vous, et on va se retourner, lui expliquer gentiment, qu'on est pas tout seuls, et elle va se retourner et voir que effectivement nous sommes nombreux derrière le petit groupe d'éclaireurs, alors la, elle ne sait plus quoi faire, elle décide d'appeler la sécurité, mais il n'est pas là le vigile, trop tôt, alors elle appelle dans les bureaux, au hasard, pour faire quelque chose, debout derrière son comptoir, d'un air affolé. Pendant ce temps certains ont pris les escaliers et l'ascenseur arrive : on monte dedans. Les gens montent dans les étages et on commence à entendre quelques cris et paroles un peu fortes : nous sortons de l'ascenseur au dernier étage et nous nous répandons au milieu des open space, sous le regard interloqué des employés encore rares à cette heure ci, qui tentent de discuter, mais nous n'avons rien à dire, ni en bien ni en invectives, nous nous installons silencieusement, c'est tout, nous occupons l'espace, nous comportons un peu en propriétaires, même si respectueusement, c'est pacifique, notre avancée; bientôt discuter c'est trop compliqué, nous expliquons que si les gens veulent sortir, c'est maintenant, pas de souci, s'ils veulent rester, c'est avec nous qu'en tout cas pas question de travailler c'est une guerre de blocage, l'idée c'est d'enrayer la machine, de stopper la continuelle suite d'évènements : la production.

*: du titre de l'excellent livre publié en 2011par Francesco Masci aux éditions allia