17 août 2010

Gasiorowski, artiste d'artiste

Mardi dernier j'ai été à Nîmes voir l'exposition Gasiorowski qui s'annonçait comme une des chouettes expositions de l'été (avec celle de Claude Levêque dont je parlerai peut être plus tard, bien qu'il n'y ait finalement pas grand chose à en dire, à part qu'elle est un peu légère).
Et bien, ce n'est pas faux, même si nous avons accueilli l'exposition au final (nous étions trois amis) avec une certaine réserve.
Bien sûr cela fait toujours plaisir de se retrouver face à un large corpus d'œuvres qui permet de saisir dans toute sa cohérence une démarche singulière. La première chose qu'on peut remarquer c'est qu'en fin de compte, Gasiorowski n'a pas énormément produit (dû aussi à son décès précoce à l'âge de 56 ans, soit environ vingt cinq ans de production). Beaucoup de pièces m'étaient déjà connues, notamment celles des séries les plus notoires qui recommencent à être présentées ces dernières années avec l'engouement pour les vieux artistes qui revient à la mode (cherchons nos racines, est l'injonction la plus classique en temps de crise). Ainsi on avait pu voir le grand ensemble de la guerre en 2007 à l'exposition Airs de Paris à Beaubourg ou les travaux de l'Académie Worosis Kiga à la Villa Arson aussi 2007, ainsi que quelques belles toiles à l'exposition le Chemin de Peinture au MAMAC de Nice en 2009.
Les autres œuvres présentées (à part l'ensemble des Paysans somme toute assez drolatique) font alors plutôt partie soit de séries précoces de l'artiste (les Approches, à la technique et la graphie surprenantes), ou alors font partie de recherches plus ponctuelles et plus traditionnelles (sur le pictural, sur la notion d'héritage artistique, sur des thèmes comme l'esquisse, l'autoportrait) et ont au final plutôt l'air de recherches que d'œuvres véritablement finies. Encadrées avec soin et rassemblées en séries, elles accèdent à un statut très muséal, qui contraste pour certaines avec leur nature éthérée, car Gasiorowski semblait très attiré par les supports et les matériaux pauvres, cauchemars des conservateurs. On ne pourra ainsi pas s'empêcher de remarquer que le grand ensemble de la guerre se racornit et rétrécit à chaque monstration, les petits éléments de carton le constituant subissant à chaque installation des outrages de plus en plus irréparables (Michel Enrici raconte d'ailleurs que pour installer l'œuvre, Gasiorowski se contentait de viser le socle puis de jeter les élements de façon éparse: au final, cette dégradation programmée reste alors dans la logique des choses). Je me demande dans quelle mesure Gasiorowski avait conscience de la précarité que les matériaux utilisés impulsaient de fragilité à la future postérité de sa pratique, et j'aurais tendance à penser que cette démarche était d'un certain côté volontaire.
Ce qui m'amène à une question plus globale. Le travail de Gasiorowski fournit des indications remarquables et anticipatrices notamment sur tous les liens entre peinture, représentation, narration et fiction : un grand nombre d'artistes contemporains reprennent à leur compte ces notions de communautés fictives. Cette approche du travail de l'artiste est évidemment à rapprocher des thèses d'un Hal Foster sur la position de l'artiste comme anthropologue, un artiste donc plus préoccupé à observer et à ordonnancer le monde qu'à le produire (l'artiste comme producteur) notion Benjaminienne un peu marxiste et aujourd'hui (toujours selon Foster) dépassée. En cela, la rétrospective fonctionne bien car elle permet de mettre en lumière cet aspect précurseur du travail, et affirme Gasiorowski comme un artiste français qui n'a peut-être pas eu l'attention qu'il méritait justement en raison de son attachement à des méthodologies visant à déstabiliser la catégorie peinture, à la faire vaciller de sa position statique encore en vogue en France et en Europe à l'époque, et finalement plutôt à rapprocher de tentatives conceptuelles d'artistes américains ou allemands comme Guy de Cointet (le côté props) ou Blinky Palermo (peinture performative), connivences intellectuelles dont l'exposition ne dit mot (peut être n'était ce pas son propos...).
Ainsi la tentative avouée des deux commissaires d'affirmer, à grands coup d'encadrement de mini pièces en carton foutraques et de références à une grande Histoire de la peinture malgré la défiance affichée de l'artiste pour celle-ci, l'appartenance de Gasiorowski au grand rouleau compresseur de la postérité (ils n'hésitent pas à le qualifier dans la préface d'un des "peintres les plus importants de son temps", en gras s'il vous plaît), me paraît un peu autoritaire et pose encore une fois de plus la question de l'instrumentalisation des œuvres et des artistes. Il me semble que Gasiorowski, par l'incongruité et le côté visionnaire de son projet, ainsi que par la relative modestie de sa production globale, ainsi que son caractère précaire, ne prétendait pas s'affilier à la grande peinture. Certainement mégalomane et prétentieux comme le sont tous les grands artistes, il me semble notamment par certains récits biographiques qu'il était un personnage bougon et irrascible, peu enclin à s'affilier à une histoire de l'art qu'il semblait rejeter et je ne sais ce qu'il penserait de cette rétrospective aux vitrines bien propres pour encadrer les déjections qu'il destinait sans doute à choquer le public bien pensant des galeries et des musées. A toutes fins je classerai donc plutôt Gasiorowski au panthéon des "artistes d'artistes", souvent écartés de la grande histoire de l'art avec un grand H, mais en revanche présent au cœur de ceux qui font l'art, qui font circuler les découvertes et les petits coups d'éclat sous le manteau, qui sont à même de s'extasier sur les petits gestes, les mini maquettes, les gribouillages sur cartes postales, les private jokes liées à des motifs, des disques, des textes, issus d'une subculture contemporaine mais oh combien présente dans le faire épistémique d'une génération d'artistes. Le présenter ainsi, comme une personnalité foutraque, un peu isolée, atypique, visionnaire bien que non attachée à la forme, en phase avec son temps et son époque d'une façon un peu dilletante, eut peut-être plus rendu justice à l'artiste que la grande rétrospective réifiante qui est proposée ici au Carré d'Art. On aurait aimé un peu plus d'ironie dans le commentaire, une façon un peu plus légère de présenter le projet de l'artiste, dont le caustique transparait sous les explications pompeuses.
Cher lecteur, vous allez maintenant croire que je n'ai pas aimé du tout cette exposition, alors qu'en fait elle reste d'un point de vue scientifique assez bien conçue, et permet de découvrir dans son ensemble le travail de l'artiste pour ceux qui ne le connaîtraient pas. En revanche, cette dissonance, ce paradoxe de la rétrospéctive muséifiante à un artiste originellement plutôt “outsider” n'a pas échappée à mes deux amis visiteurs, qui ont vraiment apprécié certains passages mais n'ont pas compris l'accent appuyé mis sur l'importance de l'artiste. L'anecdotique leur est apparu comme une caractéristique saine et essentielle de la pratique, contrariée par la rigueur des présentations. Ils ont ainsi perçu la contradiction entre la légèreté du propos de l'artiste et la prétention des metteurs en scène, et en ont ressenti une certaine gêne, bien qu'un certain optimisme au vu des ratages et des incertitudes de cet artiste atypique et léger dans ses choix parfois diamétralement opposés et assez libre dans ses tentatives et productions. En tant qu'artistes donc, ils ont réussi à percevoir la liberté sourdant sous les vitrines, et c'est une belle échappée que réalise encore l'artiste, un ultime pied de nez irrévérencieux, plus de vingt cinq ans après sa mort. Quelle plus belle démonstration de la force brute du travail? De l'amant éternel de Kiga l'insaisissable, on n'en attendait pas moins.