28 février 2006

Les veritables enjeux de la delocalisation museale / Ete 2005

(Enquête menée de durant l'été 2005)

Le Centre Pompidou et le Louvre ont annoncé il y a un peu moins d’un an la création d’antennes à Metz et Hong Kong pour le premier, et à Lens et à Atlanta pour le second. Ces ouvertures, prévues respectivement pour 2007 et 2009 pour les antennes françaises, ont été annoncées et discutées dans la presse de façon très discrète. Quelles ont été les raisons de cette discrétion pour ce qui s’apparente pourtant à un événement majeur dans le paysage muséal français et européen ? Et quels sont les réels enjeux des délocalisations de ces deux « poids lourds » de la culture « made in France » ? Enquête.
Pour répondre à ces questions, examinons les arguments présentés dans les différents communiqués de presse des deux musées annonçant ces nouvelles.

Premier argument invoqué, une gestion plus « rationalisée » des œuvres. À Metz, il s’agirait de mieux mettre en valeur la collection pharaonique du Musée d’Art Moderne et Contemporain, dans un souci de meilleures rentabilité et présentation des œuvres au public. En effet, avec une superficie de 12000m2 pour 6000m2 de salles d’expositions, le Centre Pompidou II permettra une meilleure rotation des réserves du MNAM, qui se trouvent à l’étroit dans le bâtiment parisien conçu par Renzo Piano et Richard Rogers, inauguré en 1977. Ces œuvres stockées coûtent cher à entreposer, et ne rapportent rien tant qu’elles ne sont pas accrochées. Pour mémoire, en 1988, avant que le Guggenheim n’entreprenne d’ouvrir des succursales aux quatre coins du monde, seulement 3% de ses œuvres était accessible au public. Dans le cas du Centre Pompidou ce pourcentage est certainement encore inférieur. Avec l’ouverture du centre de Metz, l’institution verra ses coûts de conservation répartis sur les deux villes, pour un bénéfice commercial multiplié par deux. L’ouverture d’une antenne en Chine résulte de cette même logique commerciale.
En revanche, le problème du Louvre est un peu différent. En effet les réserves du Louvre ne sont pas inépuisables, et le musée a déjà réparti nombre de ses pièces les plus intéressantes dans les musées des Beaux Arts de province, véritables petites « antennes » avant l’heure, le nom prestigieux en moins. Quelle est alors la raison d’être du futur centre Lensois ? Le partenariat avec le High Museum d’Atlanta, quant à lui, répond vraisemblablement à un appel du pied des Américains, désireux eux aussi d’appâter les foules avec leur lot de pièces « Renaissance ». Moyennant finance, naturellement.
Tous ces arguments financiers seraient bien légitimes s’ils ne mettaient pas les collections en danger. Une telle gestion fragmentée favorise la détérioration des œuvres. Pourquoi les conservateurs, hier opposés au prêt d’œuvres fragiles pour des expositions temporaires, sont-ils aujourd’hui d’accord pour faire circuler des œuvres parfois uniques d’une région, voire d’un continent à l’autre ? Les œuvres contemporaines sont parfois accompagnées d’une notice prévoyant leur reconstruction technique en cas de dommage (c’est le cas de nombreuses pièces de Donald Judd, par exemple, dont certaines n’existent d’ailleurs que sur le papier). Mais ce n’est pas le cas de la majorité de pièces du Louvre, qui sont uniques et donc, irremplaçables. Les statuts du Musée prévoyant en sus que la durée des prêts d’œuvres à l’étranger ne peut excéder 10 mois, des transports renouvelés de ces œuvres fragiles sont à craindre.
Cette circulation abusive des pièces léguées à des fondations et institutions bien précises, pose également un problème d’ordre juridique et moral vis-à-vis des donateurs et de leurs familles. Certaines ont déjà retiré des œuvres dont les conditions de donation n’avaient pas été respectées, de collections publiques. Alors que l’on s’apprête à disperser des collections, assemblées en tant qu’entités au nom de choix artistiques bien précis, aux quatre coins du monde, l’on peut se demander quelle serait la réaction de Salomon R. Guggenheim apprenant que ses tableaux favoris sont montrés aux badauds à Venise, Bilbao, Berlin, et bientôt Pékin. Se retourner dans sa tombe, peut-être.

Le deuxième argument avancé dans les missions des futures antennes est de partir à la conquête de nouveaux publics. Si Mahomet ne vient pas à la montagne…
Bien sûr, les deux villes élues, Metz et Lens, sont situées à des confluents européens évidents, quoique pas vraiment novateurs. Évoquant les habituels publics belge, danois, hollandais, allemand, et même anglais, les missions nous font même miroiter la venue d’un « nouveau public de l’Est », pour le Centre Pompidou II. Pour le Louvre il s’agirait plutôt de courtiser le public français, seulement 33% de ses visiteurs annuels. Quant au public d’Hong Kong et d’Atlanta, il est supposé acquis à l’évidence des loisirs culturels. Bien sûr sous couvert de revenus suffisants qui leur soient alloués (évident pour Atlanta, moins pour Hong-Kong, bien qu’en avance sur le reste de la Chine).
On peut quand même s’étonner du choix de la ville de Lens. L’Ile de France n’est qu’à deux petites heures de voiture de là ; le Musée des Beaux Arts de Lens est déjà nanti de quelques chefs d’œuvres du Louvre dont certains sont même en réserve ; le Musée de Lille, à 30mn d’autoroute, est superbe ; sans compter le FRAC, les Ecoles d’Arts et leurs galeries… c’est simple, le Nord Pas de Calais est la région de France la mieux lotie en institutions culturelles. N’y aurait-il pas comme une incohérence?
Le troisième argument, d’ordre politique et social cette fois, est encore plus surprenant : l’implantation de ces mastodontes de la culture serait censée développer à coup sûr l’économie de la ville et de la région d’accueil. Pourtant, cette assertion relève plutôt du pari : en effet ce sont la ville et la région qui financent quasiment à 100% la construction et la maintenance du site, le musée principal attendant simplement sa part des bénéfices commerciaux (dans le système des franchises de 3 à 9%). On souhaite donc à la ville de Metz (heureuse élue parmi les autres finalistes pour être la candidate la moins endettée) un destin à la Bilbao. La succursale estampillée Guggenheim fête ses quinze ans d’existence, et a trouvé son public dans une région en manque d’institutions culturelles, et ce grâce à la forte implication de ses acteurs locaux.
Car ces derniers s’acharnent à décrocher de tels chantiers pour leur ville : autant de transformations d’envergure qui, pensent-ils, assoiront leur postérité. Même si une fois consultés les habitants (et les forums Internet !) se révèlent être souvent plus que sceptiques, voir opposés au projet (le fameux syndrome des Jeux Olympiques).
Les antennes de l’étranger seront quant à elles certainement bénéficiaires financièrement. En revanche, la légèreté dont fait preuve l’état en éparpillant des trésors nationaux dans le monde entier et sans consulter la population, est encore un autre débat que l’on aurait bien aimé voir s’ouvrir.

Car toutes ces décisions proclamées avoir été prises à l’unanimité (laquelle?) se sont faites avec une discrétion peu commune pour des entreprises de cette ampleur.
Les informations officielles sont restées très vagues : un article du Monde fait état de 100 pièces prêtées au Musée d’Atlanta, quand certains communiqués internes évoquent le chiffre de 600 pièces ! Les différents accords ont été tenus secrets jusqu’à leur signature, avant d’être enfin révélés au public, censé approuver sans mot dire ces décisions qui relèvent pourtant du patrimoine national et donc de chacun.
La presse ne s’est fait l’écho d’aucune polémique sur le sujet, comme si tous les acteurs de la scène artistique française étaient tenus par un accord tacite. Seul Didier Rykner parvient à publier dans un « Point de vue » du Monde du 19 janvier 2005 un article clairement contre, et ce dans l’indifférence quasi générale. Il est vrai que le débat était alors passé d’actualité : le Louvre ayant rendu publiques ces décisions depuis plusieurs mois déjà et le Centre Pompidou les accords finaux avec Metz le 16 décembre 2004. Même la presse spécialisée s’est gardée de tout commentaire, sinon faussement enthousiaste : des consignes particulières auraient-elles été discrètement données aux journalistes ?
Etrangement, les pouvoirs publics se sont fortement désengagés de toute décision à l’échelon national. Ils ont laissé faire à chacun leur propre « petite cuisine », se contentant d’entériner les décisions quand un accord budgétaire satisfaisant avait été trouvé. Ainsi, le projet d’antenne du Louvre à Atlanta est d’abord le projet de leurs deux directeurs ; Henri Loyrette au Louvre et Michael Shapiro au High Museum d’Atlanta (une complicité qui date du temps où Loyrette, alors directeur du musée d’Orsay, s’était montré compréhensif quant au prêt de certains trésors impressionnistes en territoire US). Des décideurs bien renseignés sur ce genre de pratiques et convaincus que le modèle des musées d’art américains est le moyen de rentabiliser les musées « dinosaures » d’Europe et de valoriser le patrimoine unique du Vieux Continent.

Il s’agit donc de faire de la « rentabilité ». Un mot qui, dans le paysage français, ne fait habituellement pas bon ménage avec « culture ». On comprend dès lors la réticence des médias à attirer l’attention du public sur le fait que les grands musées nationaux français sont financièrement aux abois, et que la seule solution envisagée pour les redresser est d’appliquer le modèle de gestion des musées à l’Américaine.
Car les faits sont là. Si les institutions culturelles françaises manquent de budget par définition, certaines, comme le Louvre, sont dans une situation véritablement catastrophique.
Le Louvre doit en effet financer quelques 40% de son budget de façon autonome depuis deux ans, quand autrefois la totalité de ses frais de fonctionnement étaient pris en charge par la collectivité. Le Musée en est réduit à supprimer la sacro-sainte gratuité aux enseignants et artistes, et à augmenter ses tarifs de façon significative (jusque-là très inférieurs à ce qui se pratique chez ses homologues européens). Acculé, il devait trouver une solution financière viable et c’est celle de la création d’antenne qui a été choisie. Il n’est pas le seul : un autre joyau du patrimoine européen, le Musée de l’Hermitage à St Petersbourg, a été lui aussi obligé de prêter quelques-uns de ses plus grands chefs d’œuvres au Guggenheim moyennant finance pour survivre aux coupes drastiques de son budget après la chute de l’ex-URSS.
Le cas est différent pour le Centre Pompidou, dont les coûts de fonctionnement sont bien moindres (les œuvres contemporaines restent relativement bon marché à acquérir), et qui cherche seulement à rentabiliser au maximum ses collections. L’ouverture de commerces annexes installés dans le centre, restaurant, librairies, cafétérias, boutiques de souvenirs divers, promettent aussi d’être une alternative intéressante au revenu du seul billet d’entrée. Comme à Disneyland.

Car le but de tout cela, et nos amis américains l’ont bien compris, c’est de faire de la culture un business comme les autres. Et c’est (presque) possible.
La stratégie du Guggenheim, pionnier en la matière, est exemplaire. Quand dans les années 1990 son directeur Thomas Krens décide de la création du centre de Bilbao (achevé en 1997), il ne fait qu’appliquer le système des franchises, fleuron de l’économie de marché de la décennie 80 aux USA (35% de la distribution au début de la décennie 90). Et les résultats sont là : il peut rembourser les dettes contractées les années précédentes, et lancer un nouveau prêt destiné à rénover le célèbre bâtiment de Frank Lloyd Right, désormais sorte de « marque de fabrique » de la nouvelle multinationale culturelle qu’est devenue la Fondation Guggenheim.
La règle d’or de ce modèle est d’exposer le plus d’œuvres possible, dans le but de maximiser le nombre de visiteurs par œuvre, donc d’entrées, donc de recettes. Une œuvre en réserve est une œuvre qui ne rapporte pas d’argent. Sans compter tous les marchés adjacents au fonctionnement du musée : boutiques de souvenirs, produits dérivés (T-shirt, mugs, cartes postales…), librairies, bars, restaurants, cafétérias, aux emplacements gérés soit par le musée soit par d’autres franchises.
Un autre élément important de cette stratégie est la construction du bâtiment lui-même : il se doit d’être un temple grandiose érigé à la culture pour remplir sa fonction dans le fantasme culturel collectif. Les concours pour les constructions d’antennes accueillent les architectes les plus en vue du moment, et réciproquement la construction d’un musée prestigieux est source de renommée et de contrats pour l’architecte. Il n’est à ce titre pas surprenant d’apprendre que l’aile du musée d’Atlanta destinée à accueillir les collections du Louvre devrait être construite par Renzo Piano. Certainement pas par hasard.
Faire de la culture une entreprise, et lucrative qui plus est : les institutions culturelles françaises sont les premières institutions publiques à sauter le pas (le Guggenheim aux USA et la Tate Modern en Angleterre sont des fondations privées). Et semblent s’adapter très vite au capitalisme sauvage : s’étant fait damer le pion en Chine par le Guggenheim, le Centre Pompidou riposte quelques mois plus tard en annonçant la mise en place d’accords pour la création d’une antenne à Hong-Kong. Même le modeste Musée Rodin va avoir son « Musée Rodin II » au Brésil : l’engouement semble dont généralisé.

Dès lors que la décision est déjà prise, que faire ? Pétitionner ? S’enchaîner aux œuvres ? Et refuser drastiquement tout changement à la traditionnelle politique française de « la culture gratuite pour tous ? »
Rien de tout cela. La crise budgétaire actuelle obligeait de toute façon à repenser le système muséal français. On ne peut que déplorer que ces décisions se soient déroulées dans l’ombre et de façon un peu hypocrite, disons-le franchement, du moins sans réel débat public et sans consultation d’une commission de professionnels (de l’art comme de la gestion d’entreprises).
Résumons déjà la situation telle qu’elle se présente : la délocalisation muséale en elle-même pose les problèmes qui ont été évoqués précédemment. De plus, elle en pose d’autres d’ordre éthique : le geste muséal, par la construction d’infrastructures imposantes, transforme durablement le patrimoine architectural et culturel d’une ville. Ces constructions sont parfois mal accueillies du public : on se souvient de la suspicion première des habitants de Bilbao vis-à-vis de l’étincelant vaisseau construit par Franck Gehry pour le Guggenheim. En transférant d’une ville à l’autre des patrimoines souvent séculaires, on appauvrit les sites d’origine et on froisse certaines fierté régionales et nationales légitimes, tout en complexifiant la gestion des œuvres. Ce processus s’exerce conformément à l’émergence d’une croyance individualiste selon laquelle chacun aurait droit à son Rembrandt, son Matisse, son Picasso…et qui ne prend pas en compte les dangers inhérents à leur transport et à leur conservation.
Si l’on veut être honnête, l’adoption du système de gestion des musées à l’américaine a au moins un avantage : il a fait ses preuves, et rendu aux musées une rentabilité et une liberté financière incontestables. Mais il est loin d’être irréprochable, d’un point de vue social comme d’un point de vue de la gestion des œuvres. A nous européens d’adapter ce système et de le faire nôtre, afin de pouvoir assurer son efficacité et ainsi justifier le bien fondé de notre service public à la française.

Pour cela, quelques précautions et suggestions : nommer des commissions indépendantes de commissaires et techniciens destinées à veiller sur l’application des normes de transport et de sécurité des œuvres entre les antennes, afin d’éviter des problèmes de détérioration ou même de perte (véridique !) d’œuvres. Le Centre Pompidou est sans doute le pionnier dans ce domaine puisque qu’il vient d’annoncer la mise aux Normes ISO 9001-version 2000 de son service de régie des oeuvres en décembre 2004 : il est le premier musée du monde à se soumettre à un organisme de normalisation extérieur pour garantir un service encore plus fiable.
Ensuite, penser véritablement l’espace adéquat au bon accrochage des œuvres et non l’espace où l’on peut montrer le maximum de pièces : nombre de visiteurs se sont plaints du « nouveau » MoMA réouvert en 2004, où, à force de rentabiliser l’espace, on arrive à de petites cellules où aucun recul n’est possible et ou les oeuvres étouffent faute d’espace suffisant.
Enfin - et c’est là que se joue une des cartes de l’Europe vis-à-vis de l’Amérique – il faudrait refuser le système des franchises (à la Starbuck café et compagnie) et garder un vrai service de qualité et bon marché pour permettre à tous de se cultiver et surtout de se restaurer à un prix honnête, et faire en sorte que ces rentrées d’argent supplémentaires participent à une meilleure politique d’accès au musée pour tous. Car n’oublions pas que le principal écueil du système muséal à l’américaine est qu’à force de garder en tête le profit et toujours le profit on barre l’accès au musée à toute une catégorie de population, trop intimidée ou trop pauvre pour se payer une journée au musée, journée onéreuse si on compte les entrées, le restaurant le midi si le musée est grand, ou du moins un café après l’exposition, plus la librairie, les souvenirs si c’est une journée évènement… Autant finalement que dans un parc d’attractions classique. A fortiori si comme le Centre Pompidou vous choisissez la société Costes, peu réputée pour le bon marché de ses prestations, pour gérer tous les établissements de restauration de votre institution.
En bref, peut-être est-il possible de faire en sorte en France que le marketing soit au service du service public et non l’inverse.
On pourrait aussi commencer l’éducation à l’art contemporain plus tôt, emmener les enfants des écoles dans ces musées, proposer des ateliers artistiques systématiques. On « fidélise » ainsi une clientèle qui sera au rendez-vous toute sa vie, et c’est un moyen sûr d’attirer au musée tout une population qui ne s’y serait jamais aventurée autrement : un enfant qui a aimé une oeuvre va essayer à coup sûr d’amener ses parents pour leur faire partager une émotion dont il aura fait la découverte par lui-même (c’est à ça que sert l’école : rendre possible des expériences autonomes). Car tout mettre en œuvre pour instaurer les conditions d’une véritable rencontre entre l’œuvre d’art et le spectateur devrait après tout être la règle d’or de tout musée, quel qu’il soit, Guggenheim ou pas Guggenheim.

Pourquoi les gens veulent ils passer a la tele? / Juin 2004

Où je tente de comprendre le mécanisme mystérieux de l'attraction télévisuelle...et digresse

-Parce que la société au mérite n’existe plus. Nous vivons dans une société du talent. Or le talent n’est pas quelque chose qui s’acquiert, il est inné. D’ailleurs de nos jours, on hait les laborieux (qu’est ce qu’il travaille !).
-Comment est on passé d’une société qui valorise le travail à une société qui valorise le talent ?
-Hypothèse 1 : les gens ont besoin de glamour, et le travail n’est pas glamour. Au delà du fantasme de la progression sociale est le fantasme de la noblesse (née pour régner) hors les hommes cherchent toujours des facteurs discriminants (donc ordonnants) pour organiser le monde.
En l’absence de noblesse aujourd’hui, la beauté (donc la télégénie) a été promue nouvelle noblesse. Vous êtes beaux -> vous êtes alors autorisés à sauter les échelles de la progression sociale.
Je suppose que les gens en ont marre de trimer pour rien. De nos jours en occident le système n’est pas fait pour favoriser le système de la réussite moyenne. Soit on réussit gros, soit on crève. Comme dit 50cents, « Get rich or dye trying ». Il n’y a guère que les milieux (finalement archi calqués sur le système moyenâgeux des artisans) artistique où surnagent les petites réussites (envie de se singulariser).
Les gens et les entreprises veulent réussir vite. Si t’as rien fait avant 30 ans, t’es foutu. L’expérience, on s’en fout. Tout est basé sur une sorte de croyance illusoire en le pouvoir de la jeunesse. Alors que paradoxalement jamais les jeunes n’ont été aussi mal traités.
Peut être en mai 68 en fait. Etant donné que les jeunes n'avaient rien le droit de faire, ils se sont rebellés et ont instauré de nouvelles valeurs profondément contre ce système de travail de mérite et d’expérience. D’où des choses innées et de toute façon fatalistes hyper ancrées dans la croyance païenne du destin. Le culte du corps, de la jeunesse, de la beauté (qui décline, certes, mais laisse sa chance à tout le monde au hasard de la génétique).
Il y a aussi peut être (sans doute) une fascination pour cette injustice. Un plaisir un peu masochiste à voir exciter sous notre nez ces chanceux, les jeunes les beaux, les choisis par la loterie. La société s’excite, à coup de choix injustes ou justifiés par de pseudo travaux (chanter dix heures par jour dans un château avec des stars).
Il semblerait dès lors qu’il y ait deux sortes de travail. Le travail « voulu » et le travail « subi ». Le travail voulu est signe de valorisation sociale au temps où le travail devient un luxe envié par tout le monde. Le travail subi est signe d’échec social (je fais comptable mais je voulais être chanteur).
La chanson et le mannequinat sont devenus ce que la guerre et la croisade étaient aux nobles (pour les beaux et talentueux).
Au fond la société du spectacle voudrait nous faire croire qu’elle est égalitaire (renvoyez votre bulletin découpé dans Télé 7 jours) quand elle justement profondément inégalitaire, dans sa promotion même.
Sans doute c’est l’informatique qui a permis ce passage à l’inhumain. Du temps du papier et des crayons, l’échelle inhumaine du billion semblait loin et peu tangible et il y a fort à parier que les pertes de la crise de 1929 qui forçaient les banquiers de cette époque à se jeter par les fenêtres feraient à peine stresser ceux de nos jours. Échelle différente sans doute. Oui mais différence importante.
Le passage de la microéconomie à la macroéconomie a sans doute broyé l’individu. L’Europe qui semble vouloir perpétuer ses erreurs en se comparant aux chinois s’embourbe certainement dans un méjugement colossal de ce que peut être la particularité de chacun.
Existe t’il un monde où nous trouverons tous notre place ? Il est quand même regrettable que malgré la taille de son cerveau l’homme soit tant sujet à des fluctuations d’instinct toutes animales.
C’est sans doute le concept même de vie citadine qui a conduit à la barbarie du milieu du Xxe siècle. Comment se soucier du sort de tous ces étrangers coexistants dans ce même endroit ? Quelques-uns de plus ou de moins…
Bref, en digressant, en digressant, j’arrive de nouveau à cette super question de la soirée.
Pourquoi les gens veulent ils passer à la télé ?
Par besoin extrême de reconnaissance. La reconnaissance sociale utilitaire du métier intégré au corps social d’antan ne fait plus son office (Il y a quatre boulangeries dans la rue, ce n’es plus utile ce sont des commerces comme les autres).
Les métiers ancestraux sont méprisés (la boulangère : Démeter ; le postier : Hermès ; le soldat : Mars ; la mère au foyer : Héra) et en tout cas plus indispensables.
Il n’y avait pas de dieu mythologique des cadres supérieurs !
Le cadre supérieur n’est qu’un maillon intermédiaire destiné à gérer (à digérer) le passage à la taille inhumaine de l’entreprise par le biais de l’informatique.
Il n’a aucune fonction symbolique dans la société. Il est démystifié d’avance, voué à la froide logique des chiffres. (note : bien que soumis au grand capital, ce qui est mis en cause ici n’est pas le système libéral, mais les passage à l’échelle billion, un phénomène identique se produirait (et s’est produit) sous des régimes communistes).
D’où un besoin impérieux de se faire avaliser par quelqu’un (ou quelque chose) car :
-Être parent ne signifie plus rien : les enfants sont rois.
-Dans l’entreprise le grand patron n’est jamais visible. Le petit chef est au pire un pauvre con qui ne comprend rien et au mieux un obstacle à franchir pour gravir d’autres échelons.
-L’église a disparu, et n’offre aucun refuge de conscience quand à mener un existence vertueuse.
-La publicité et les médias en général prônent une attitude de repli sur soi destinée à maintenir les mécanismes acheteurs basés sur la consommation -> le culte de la beauté participe de cette course à l’armement commercial.
-Les métiers réputés épanouissants sont l’apanage d’une petit élite recrutée par critères de connaissances et/ou de charisme. On fait croire aux autres masses que ces élites travaillent mais il suffit de s’infiltrer dans ce milieu quelques mois pour s’apercevoir du niveau d’incompétence où élève ce mode de recrutement, beauté/classe/talent/connaissance.
Seules 5% de ces agents culturels gagent décemment leur vie, et les autres se partagent les miettes et se gargarisent avec de pathétiques « je gagne mal ma vie mais au moins je fais un métier que j’aime » (repris en cœur à l’inverse par les cadres sup. qui n’ayant aucun talent/beauté/charisme rêvent de passer à la télé (syndrome : j’aurai voulu être un artiste, Balavoine).
Parce que la télé avalise. Entérine. Parce qu’elle présente au monde. La télé est une épiphanie permanente. Elle advient sans cesse. On a beau la savoir éteinte, on peut sentir son flot permanent ruisseler derrière le mystérieux écran noir.
Les gens n’ayant sans doute plus les moyens de prouver quelque chose par eux-mêmes, y ont totalement renoncé. Désormais, ils sont dans une simple énonciation de l’être, où montrer équivaut à réaliser, l’être ne vise pas à se dépasser, mais à se montrer comme il est, dans sa simple tautologie (je t’aime comme tu es).
La beauté est à cette lumière, un symbole confondant. Si notre société adule à ce point la beauté, c’est qu’elle est libérée en tout point de tout rappel laborieux. Elle est, elle advient simplement. Elle se livre immédiatement. Elle ne contient aucun sens, aucun message caché ou dangereux. Elle est le premier degré absolu. Parfait. La beauté ne pose pas de questions, ne cherche pas sa place. La beauté est évidente. Dans ce sens, la beauté est la plus fasciste des qualités. C’est pourquoi la beauté est fascinante. Elle est fascinante car elle est ce qui se rapproche le plus de la perfection, qui est la chose la plus fascinante pour l’homme.
Donc. Paradoxalement dans sa fonction révélatrice, la télé devrait montrer des gens ordinaires d’une façon extraordinaire. C’est peut-être la fonction traditionnelle de l’icône.
Passer à la télé fait de nous une icône aussi simplement que si votre nom avait été gravé dans la pierre. Seulement, le nom rapporte aux actes, quand le visage rapporte à la personne qui qu’elle soit et quoi qu’elle ait accompli (ou non).
Nous vivons dans une époque où la suprématie est accordée à la personne en tant qu’animal et plus en fonction de ses actes.
Avant 1789 une personne inutile (sans fonction sociale reconnue) était tolérée mais marginalisée, limite exclue. L’intériorité de la personne ne comptait pas.
Ensuite en proclamant la dignité de l’individu, de la personne, on lui attribue un intérêt inaliénable qui lui est propre, et indépendant de son statut social.
Paradoxalement, à notre époque on n’a jamais autant dénié aux gens le statut de personne.
Peut-être qu’être une personne c’est un entrelacs indémêlable de l’intériorité et de fonction sociale. Peut-être chercher à séparer les deux conduit à des situations extrêmes.

Mais qui est donc Pawel Althamer? / Janvier 2005

Texte écrit dans le cadre de recherches au Centre Pompidou, en vue de l'exposition de Pawel Althamer à l'Espace 315 en 2006.

Au travers d’une pratique artistique puisant ses sources dans la fascination du performatif et du corps, Pawel Althamer élabore une œuvre dérangeante et lucide, où se mêlent politique et poésie, préoccupation sociale et paranoïa créative.Althamer commence son travail dans les années 90. Sous l’égide de Grezgorz Kowalski, son professeur à l’Académie des Beaux Arts de Varsovie, il entreprend un travail parallèle de performance et de sculpture : des performances où il fait de son corps l’enjeu d’actions au caractère stoïque et vaguement ésotérique (s’immerger dans un caisson de plastique rempli d’eau d’où il ne respire qu’à l’aide d’une petite paille ; se travestir en bonhomme de neige et guetter dans le froid la réaction des passants ; fumer de la marijuana et monologuer trois heures dans une baignoire remplie de papier mâché refroidissant de couleur violette ; se dévêtir puis courir nu dans les bois et disparaître …) et des sculptures faites d’un curieux mélange d’herbe, de boyaux d’animaux et de cire, à l’apparence de vie inquiétante, parfaites illustrations de l’ “ uncanny ” si souvent évoqué par Mike Kelley . On peut penser que la sculpture (ou figurine) telle qu’elle apparaît de façon première dans le travail de Pawel Althamer, en tant que symbole littéral de la déliquescence du corps et de sa représentation, est ensuite reprise dans ses œuvres successives par la figure du SDF, de l’immigrant et du chômeur, au fur et à mesure que la conscience d’un corps social allant se dégradant se précise concrètement en tant que thématique dans l’ensemble de sa pratique.
Ces deux aspects primitifs de l’œuvre de Pawel Althamer (action et dégradation, voire disparition) sont fondateurs et se retrouvent tout au long de ses expositions et interventions.
Un premier aspect important de l’œuvre de Althamer est son rapport à la nature. Chez Althamer, la nature devient le symbole d’une sérénité perdue, et s’oppose à l’activité un peu vaine du monde de l’art, sans doute lui-même métaphore de l’agitation fébrile qui anime le monde. C’est ainsi que l’artiste propose au spectateur d’ouvrir la porte arrière d’une galerie et de s’enfuir dans la forêt ; de visiter un espace gonflable qui ne fait qu’emprisonner un morceau de jardin qui, privé d’air et de lumière, se dégrade lentement dans ce “ white cube ” artificiel ; de s’asseoir sur un simple banc de bois au détour d’un chemin forestier et d’admirer le panorama , voire de visiter un pigeonnier installé sur le toit d’une institution culturelle ...quand il ne s’échappe pas lui même pour vivre à la Robinson, dans une cabane sur les hauteurs d’un arbre et donnant sur la fenêtre de la galerie commanditaire de l’œuvre.
Disparaître donc, s’effacer , ou du moins être le moins présent possible, afin de réaliser le projet utopique d’une œuvre qui serait l’autonomie même : Althamer cultive le goût de la discrétion, teinté bien sûr d’une ironie à peine masquée envers la souveraineté du geste artistique. Souvent absent de ses vernissages (il était dans la cabane !) voire des ses œuvres elles-mêmes (invité par la DAAD en résidence pendant un an à Berlin, et trop préoccupé par ses soucis familiaux pour se consacrer pleinement à son projet artistique, il fait imprimer et coller à la va-vite des affiches à l’inscription “ unsichtbar ” (invisible) puis organise un petit dîner familial où sont invités quelques intimes, comme une sorte d’excuse), il invite souvent le spectateur à laisser vagabonder son esprit en dehors du champ de l’art (souvent au travers de la nature, voir plus haut : la porte arrière, les bancs…). Il transforme l’espace d’exposition en salle d’attente où les spectateurs peuvent fumer, regarder des cassettes, bref, méditer en terrain neutre et loin d’influences créatives considérées ici comme parasites à un état d’équilibre intérieur. Ou alors il s’efface au figuré, pour se mettre au service des “ vrais” gens : comme dans cette installation de 1994 où il demande à la gardienne de la galerie comment il pourrait rendre le travail quotidien de cette dernière plus agréable. Installée sur une chaise confortable, avec un transistor et une théière, celle-ci devient alors l’héroïne de cet artiste qui expose son intérêt pour les gens.
De là nous arrivons à un des aspects centraux du travail d’Althamer : l’utilisation (ou plutôt la participation) dans ses œuvres de corps de population défavorisés, que ce soient des SDF, des chômeurs, des immigrants polonais, ou simplement des résidents de quartiers populaires. Ces acteurs sont amenés à jouer plusieurs rôles dans son travail : un travail de parasitage, en premier lieu. Il invite des SDF à endosser le rôle de spécialistes de l’art dans un vernissage ; puis invite des chômeurs se réunissant traditionnellement dans une station de métro à faire de la galerie dans laquelle il est invité leur quartier général le temps de l’exposition. Aux USA, il invite un ami de lycée à lui, désormais résident américain et peintre en bâtiment de son état, à repeindre les murs de l’institution chaque jour d’une couleur différente : il invite, de façon très littérale, les américains à être les spectateurs du travail d’un immigré polonais. Quelquefois la métaphore se corse : il fait détruire la “ Wrong Gallery ” (fondée d’ailleurs entre autre par Maurizio Cattelan dont il partage le goût pour l’activisme politique, les marionnettes et l’ironie) par un gang de chômeurs eux aussi polonais, symboles d’un rêve américain déchu. Il les paye ensuite pour reconstruire le lieu, dans une métaphore de l’obsolescence programmée, moteur indispensable de l’économie des pays qui n’ont plus besoin de rien. Mais si ces partenariats tournent quelquefois à l’amertume (lorsque Althamer fait de SDFs des “observateurs” forcés pour le compte d’une publicité pour le journal de Varsovie), ils sont peut-être finalement porteur d’un message plus poétique et d’une volonté intrinsèque de réconcilier les communautés, comme lorsque Althamer demande en 2000 aux habitants d’un gros lotissement populaire de Varsovie de conjuguer leur efforts pour faire apparaître sur leurs façade réunies le chiffre “ 2000 ” pendant trois minutes, dans la volonté que le siècle à venir commence dans la cohésion sociale.
Enfin, Althamer est un poète, un contemplatif, qui se plaît à faire jouer au spectateur un jeu de cache-cache avec les petits évènements de la réalité. En 2000 toujours, il crée une sorte de petite saynète jouée par dix personnages dans la rue, simulant des actions qui pourraient être réelles : un vieux monsieur nourrit des pigeons, un couple s’embrasse sur un banc, un adolescent passe en patins à roulettes…et cette scène se répète plusieurs fois par jour, de façon à faire croire à un “ déjà-vu ” facétieux à quiconque se retrouverait là par hasard. Il réalise également une affiche à l’occasion d’un festival de poésie sur laquelle les habitants du village sont représentés comme les acteurs d’un film à promouvoir.
L’enfance, thématique présente de façon plus récente (correspondant peut être aussi avec la paternité nouvelle de l’artiste), au travers des figures de l’astronaute et de la marionnette (référence ironique à Duchamp dans la pièce “ Self portrait in a suitcase ” exposée dans une vitrine de magasin de jouets) , s’intègre assez bien à ce versant poétique, s’opposant violemment aux pièces plus politiques d’Althamer. En effet lorsqu’il remplace les gardiens du musée par des enfants et effectue un retour au figuratif par le truchement d’une petite statue de sa fille installée de façon onirique dans une cabane au sommet des Alpes, c’est à une nostalgie de pureté et d’innocence qu’il fait appel. Pureté de l’enfance qu’il combine ironiquement avec les codes artistiques lorsqu’il construit des structures de jeux enfantins et les peint en blanc, retour inexorable au “ white cube ” et constat de l’impuissance de l’artiste à interagir de façon effective et durable avec le réel.
La plus belle métaphore de cette impuissance de l’art, qu’Althamer tente d’oublier mais qui peuple de façon désespérée toute sa pratique, est alors sans doute l’installation qu’il réalise à Berlin en 2003. Il transforme une galerie prestigieuse en espace désaffecté, vide, lugubre, comme dévasté par on ne sait quel cataclysme social ou naturel. Confrontant le spectateur à un sentiment de dégradation brute, à une ambiance de fin du monde, ces pièces vides peuvent alors être considérées comme des vanités grandeur nature, une sorte d’avertissement tacite à un art qui ne s’occuperait jamais que de lui-même.

De la Microsculpture / Septembre 2004

Essai de définition, la Microsculpture?

Je voudrais essayer aujourd'hui de parler d'une partie de la sculpture contemporaine telle qu'elle se pratique aujourd'hui, et que je nommerai pour plus de facilité "microsculpture". Ce terme lui-même se trouve actuellement vivement contesté par nombre même de ses créateurs, mais je n'en trouve pas de meilleur pour l'instant et le conserverai donc pour les besoins de ma démonstration. Je m'expliquerai plus bas du choix d'un tel nom.(Petite parenthèse introductive) (Bien sûr il est devenu difficile de parler de courants depuis la chute du modernisme, et avec lui du dernier mouvement quelque peu identifiable en tant qu'"avant-garde" (sauf peut être l'art conceptuel?)... de nos jours l'art contemporain est tellement vaste, tellement diversifié, son champ rassemble tant de pratiques différentes cohabitant tranquillement les unes avec les autres, qu'il n'y aurait personne d'assez chauvin ou fou dans le monde de l'art pour prétendre à la suprématie de tel ou tel type d'oeuvre d'art. Le courant universel prônant la tolérance ayant soufflé sur le monde des années 90 et ce début de millénaire, le prosélytisme n'est véritablement pas vu d'un bon oeil, encore moins en ce qui concerne le domaine des arts et de la culture. Tous les modus operandi, les sujets, les descendances et les pratiques sont forcées de cohabiter les unes avec les autres, dans un souci de bien-pensance et de tolérance tout à fait démagogique. Le chahut de l'art contemporain est devenu un thème rabaché et vidé de toute polémlique, aussi bien du coté des professionnels de l'art que du public (interessé ou non). Des mots tels que qualité, bon ou mauvais art, perspective historiciste, etc... sont à jamais banni du vocabulaire du critique, destiné désormais à n'être qu'un humble paraphraseur de la parole sacrée de l'artiste, investi de la qualité suprême de la bonne foi, et encore. Que d'esbrouffeurs calculateurs et hyprocrites dans le petit monde de la création contemporaine!! Combien de menteurs à eux mêmes, de faux enthousiastes, de récupérateurs de tendances, de révolutionnaires factices!! Combien de pense petits, de spéculateurs, de directeurs marketing hors-pair dirigent les grandes institutions artistiques, qu'elles soient privées ou publiques... françaises ou inernationales. Qu'il est difficile de continuer à faire ou à écrire sur l'art avec un coeur sincère, sincérité qui impliquerait théoriquement des prises de position tranchées loin d'écrits de complaisance... qu'il est loin le temps d'un Greenberg, ou même d'un Buchloch (!) aussi peu pertinentes que certaines de leurs thèses fussent apparues par la suite 1.

Caractéristiques de la microsculpture

La microsculpture utilise des objets et des matériaux du quotidien, qu'elle ne modifie que très peu, à l'aide d'interventions "quasi chirurgicales" 2, ce en quoi elle se distingue du simple ready made. Si elle utilise des matériaux bruts, non raffinés, elle les utilise de manière à faire ressortir leur usage utilitaire, non affilié aux fins nobles de l'art (cf la table en marbre de Guillaume Alimoussa).
Une microsculpture peut fonctionner seule ou en groupe, être inerte, ou posséder un mécanisme (la poubelle de S Hoon).
La microsculpture n'est pas, à proprement parler, de l'installation. En effet, la microsculpture peut-être (la plupart du temps) déplacée et montrée indifféremment dans plusieurs endroits différents (atelier, lieu d'exposition, collection privée...) (ce en quoi elle se rattache à une certaine tradition de la sculpture classique) sans pour autant se détacher complètement de son lieu et de ses conditions de production. Si elle est réalisée sur site, elle reste dans la plupart des cas une sculpture sur site (ex: les nains de jean marie krauth)
La microsculpture traite de thèmes universels, parce qu'utilisant des matériaux connus de tous. Si elle utilise des symboles culturels, ce sont la plupart du temps des symboles culturels de masse, très peu codifiés ou du moins accessibles au plus grand nombre (le drapeau chez Bechtel, Carravaggio chez Guillaume Alimoussa).
Plusieurs microsculptures peuvent fonctionner autour d'une thématique de fond, ou de forme, voire les deux (cf expo Abschweifend)
Attention!! La microsculpture peut-être gigantesque (cf Colonnes de beurre, tractopelle de Alimoussa, machine à merde de W.Delvoye). Ce n'est pas par la taille qu'elle est "micro", c'est par son infime différence d'avec le réel, par sa sublime capacité à se fondre dans le réel, à lui coller à la peau, comme un jumeau agaçant qui ressemble trop à l'autre.
Enfin, la microsculpture est protéiforme: elle peut à l'occasion emprunter les moyens de la vidéo, ou de la photo pour suggérer des anologies de formes plus directes, narratives ou poétiques (photo de Robespierre, du fleuve et des canaux chez Laurent Bechtel, Tournesols en vidéo chez Guillaume Alimoussa).

Mécanismes formels et intellectuels de la microsculpture

S'il ne faut pas confondre thèmes de l'oeuvre et moyens de réalisation, cette frontière reste néanmoins très ténue, à la façon des vases communicants: la microsculpture attire notre attention sur la propension des objets quotidiens à créer du sens et des univers propres à eux mêmes. Le fond contamine la forme et vice versa (question du citron: notre connaissance de l'odeur du citron vient-elle désormais du citron ou du liquide vaisselle parfum citron?)
Le principe de fonctionnement de la microsculpture est donc de se servir des caractéristiques premières du/des objets/matériaux utilisés et de s'appuyer sur un réseaux de connotations fonctionnelles/lexicales d'associations d'idées, pour faire basculer le sens dans (souvent) plusieurs directions possibles.
La microsculpture utilise le potentiel discursif fort des objets pour déclencher une conversation naturelle (puisque les objets utilisées sont connus de tous) et dynamique (le spectateur à beaucoup de possiblités de compréhension selon son vécu et ses propres références) avec le regardeur (un peu à la manière du jeu chapeau de paille-paillasson-somnanbule-bullotin-tintamarre-marabout...) )
La microsculpture peut se baser sur certaines littéralités empruntées au langage, étant donné qu'elle se soucie fort de la nomenclature (cf le presse orange de Franck David)
La microsculpture questionne le penchant humain de devoir nommer et ranger chaque chose selon un ordre établi, constaté et répété. La microsculpture entremêle le culturel, l'inné et l'acquis. La microsculpture fait appel à nos sens les plus primaires, et questionne toujours l'idée de la forme. Elle veut nous amener à reconnaître comme tels des rapprochement qui semblaient impossibles au premier abord où à décortiquer des mécanismes de cache-cache de l'objet (liées aux techniques marketing employées lors de la conception-réalisation-promotion de cet objet).

Enjeux (sociaux, artistiques et autres) de la microsculpture

De par là, la microsculpture interroge la place des objets dans le monde et de par là, notre place. La microsculpture se voit actuellement pratiquée par une génération d'artistes très dispersée dans le monde, et ce grâce à la proliféraiton de ses moyens de base (ses matériaux) qui ne sont en fait rien d'autre que les objets occidentaux répandus dans le monde (asie y compris) 3
La microsculpture nous redonne un chance de tous se comprendre, et fait renaître le mythe de la tour de babel, en abolissant les frontières de langue, de culture et de localisation géographiques. Elle fait renaître la tradition mimétique dans toute sa force, puisque la microsculpture n'est qu'un dimension parallèlle, une caricature de la réalité, un "commentaire de la culture" 4.
La microsculpture répète le monde, mais elle le répète mal, comme un enfant qui bégaye tout en sachant reconnaître le mot dans sa forme première. La microsculpture est le grain de sable de l'évidente classification du monde. La microsculpture distors le réel pour nous mettre en position d'acteur et non plus de spectateur. Elle nous incite à ainsi anihiler les stratégies paralysantes des objets. La microsculpture nous rend plus alertes à notre environnement, plus vigilants, et nous apprend à ne pas prendre le monde pour ce quoi il nous est donné.
Mais la microsculpture nous fait aussi rire, parce qu'elle rend même les objets les plus négatifs désarmants, meme ceux de destruction (la pelleteuse qui s'auto-enterre de Guillaume Alimoussa) même ceux qui ont cessé de vivre (le squelette de poulet emballé de Sung hoon Choi) En fin de compte, la microsculpture nous rend infiniment vivants. Je crois que c'est déjà beaucoup pour l'art contemporain.Une petite conclusion théoriqueLa microsculpture s'appuie donc sur l'héritage incontestable du ready made, mais un ready made intelligent, qui serait vidé de sa fonction tautologique et moqueuse, au profit d'une utilisation pertinente et ordonnée des caractéristiques intrinsèques de l'objet.
En cela, la microsculpture est très rattachée à la tradition moderniste d'interrogation et d'inverstigation du médium, sauf qu'ici il change tout le temps (puisque le champ des objets manifacturés est infini) et ne peut être classé qu'en une catégorie (les objets usuels)
La microsculpture possède donc un champ d'action très vaste et un potentiel intellectuel d'interrogation infini dans le sens où son champ de pratique n'est pas restreint, comme le fût le modernisme, à la seule peinture et sculpture (quoique, même la sculpture posait problème au modernisme en raison du trop grand nombre utilisable de matériaux pour réaliser ces dernières, qui se virent de plus basculer au bout de très peu de temps dans d'autres catégories comme l'installation ou le Land art début 60's)
La microsculpture possède de plus un potentiel mercantile très intéressant, du fait de sa très proche parenté avec l'objet même dont elle dérive. Application non négligeable et absolument non contradictoire avec le statut même de l'objet dont elle se revendique comme la proche cousine (cf Pull sculpture de Erwin Wurm)
On peut aller jusqu'à dire que la microsculpture pourrait devenir une sorte de collector du réel (cf la meduse en gras dans le carton de pizza de GAM)
(on peut rêver)
Justement, le rêve est sans doute la clé de tout cela.

Notes
1. "La théorie moderniste s'est toujours trouvée incapable de proposer une histoire satisfaisante de la sculpture"
"A View on modernism" Artforum 1972, Rosalind Krauss
2 cf Katia Pfeiffer pour l'exposition de Guillaume Alimoussa, "Abschweifend", juin 2004, Robert Keller Galerie, Berlin
3 cf Lucy lippard découvrant le travail de Ian Baxter a 10000 lieues de NY et des fondateurs de l'art conceptuel, in Troubles 3, Christophe Domino).
4 (Mike kelley the Uncanny)

Digression / Juin 2004

Texte rédigé à l'occasion de l'exposition "Abschweifend" de Guillaume Alimoussa à la Galerie Robert Keller, Berlin, Juin 2004

Depuis l'enfance il nous est enseigné de faire confiance à nos sens pour connaître, ou plutôt reconnaître, la vérité. Ici l'on croirait ses sens que l'on serait bien surpris. Le jardin aux mille senteurs n'est qu'une petite pièce aux tupperwares remplis de liquides ménagers de couleurs variées. La tâche de graisse laissée par une pizza au fond d'un vieux carton se métamorphose en méduse, toute droit sortie d'un tableau du Caravage. D'une toile au premier abord représentant un motif camouflage abstrait, surgit un Gremlins grimaçant. AU contraire, d'autres pièces qui arboraient un motif reconnaissable et rassurant se laissent peu a peu flotter vers une inquiétante abstraction, tels cette toile ou des lions roses pales semblent se fondre en un seul fauve et s'enfoncer moelleusement dans les profondeurs de la toile.
Guillaume Alimoussa met astucieusement en abyme notre relation au monde a travers l'objet quotidien, devenu l'emblème schizophrénique d'une société ou l'objet, métamorphose en concept, et sa représentation se confondent jusqu'a ne faire plus qu'un (l'expérience première du parfum citron vient elle désormais du citron ou du liquide vaisselle?)
Entre consommateur grisé et critique blasé, l'artiste hésite, zigzague, sème le doute: et a suivre ses digressions, on ne sait plus trop qui croire. Et c'est tant mieux.

Du dessin / Printemps 2004

Printemps 2004

La représentation fait elle écran? Je me pose cette question plus particulièrement à propos du dessin, en fait. Ces derniers temps est venue la question de la représentation en dessin. La question tournait autour de propos techniques, que peuvent bien être les caractéristiques qui sont de l'ordre de la technique dans le dessin, et aussi les questions ontologiques même à savoir qu'est ce exactement un dessin? C'est à dire par exemple à partir d'où un dessin devient une peinture, un objet voire un dispositif, et aussi dans quelle mesure il dépasse le statut de la simple illustration (et là encore la question est ardue).
Donc en fait que serait un dessin:
-matériau: papier ou autre chose? quel medium?
-figuratif ou abstrait.?
-traits ou formes?
-de représentation ou d'imagination?
Il semblerait en ce moment que derrière une certaine liberté de ton et de forme le dessin se méfie du rôle auquel on l'a longtemps assigné, celui de document du réel. Bien avant la photographie, le dessin a une vélléité d'objectivité (la question principale des enfants par rapport au dessin "on reconnait vachement bien" ) . La fonction documentaire du dessin, notamment comme vecteur de savoir (cf dessins scientifiques de la faune et flore dès le XVIe siècle). Le dessin avait une validité vérifiante incontestée, grâce à une espèce de charte tacite entre le dessin et le spectateur de ressemblance. Le dessin tendait toujours vers l'essence de la représentation, et vivait dans l'utopie du dessin parfait, celui qui rendrait compte en totalité du monde, utopie qui traversa tout l'histoire de l'art de l'Egypte ancienne à Rodin. Utopie bien sûr tout platonicienne, remanescence de rites païens dont les mondes monothéistes ne purent jamais se défaire, malgré quelques tentatives d'interdictions religieuses (interdictions de représentation de dieu chez les juifs, icones dans le monde de la chretienneté, pas de figures humaines dans l'islam...)
Dans le dessin contemporain cette charte s'est finalement peut être adaptée, dans la mesure ou dorénavent et parallèlement au développement de la photographie le dessin perd son caractère uniquement documentaire pour se concentrer vers une interprétation plus sensible de la graphie, et rechercher un style, une écriture. Cet élargissement du dessin même au champ du langage par l'écriture va être au coeur même d'investigations d'artistes tels les dadaïstes, les surréalistes puis les conceptuels, en passant par les situationnistes et bien d'autres.
Désormais dans le dessin ce qui prime c'est la vision d'un auteur, comme une interprétation libérée et vérifiante du réel, mais pas dans un sens documentaire. On cherche un regard, quelque chose qui s'échapperait du simple champ de la représentation pour signifier quelque chose d'intrinsèquement caché mais pourtant essentiel. Car l'essentiel maintenant n'est plus rattaché à la représentation. On le suppose plus beau, plus grand, moins banal, on cherche la vison qui viendra conforter que l'on ne peut pas voir la vérité sans la fonction révélatrice de l'art. Que l'art révèle, que l'art sublime.
Du coup, et devant la prolifération d'images photographiques mimant le réel, on se méfie de la représentation effective et "réaliste" du dessin. On veut qu'il dise plus que la simple tautologie visuelle. On l'a dénudé de son pouvoir détaillant, avalisant. On exige de lui de la synthèse, de l'esprit, de l'autonomie alors que le dessin est par essence partie. Partie du monde, partie du réel, partie dans un grand tout que forme son rappel au monde visuel quel qu'il soit (abstrait ou figuratif).

Souviens toi que de poussiere, tu retourneras a la poussiere / Avril 2004

Un essai de rencontre avec le travail d'Adrien Lamm, Avril 2004

Il faudrait sans doute se souvenir de l'histoire de Pollock si l'on veut découvrir celle d'Adrien Lamm. Une pratique qui est une souffrance et en même temps la seule solution évidente au mal-être qui tenaille son auteur. Une espèce de cercle vicieux qui ne s'interrompt jamais, entrecoupée de doutes, de pauses, de cessations plus ou moins longues, d'envie pressante de tout abandonner pour se rejeter dans le travail jamais accompli, telle une Pénélope obsédée faisant et refaisant sans cesse.
Le travail de Lamm n'est pas un travail linéaire. Il avance à petits pas, recule, pose un jalon, se tait, repart précipitamment, s'interrompt à mi-course, revient sur ses pas pour chercher quelque chose, un élément apparemment anodin qui devient crucial un instant puis finit abandonné dans le coin d'une pièce, seul. Les éléments matériels se rencontrent, dialoguent, font constat de l'échec d'une communication possible, puis font le deuil et se taisent, créant finalement l'unité dans leur incapacité relationnelle, dans une tautologie simple et poétique de l'existence.
Le travail d'Adrien Lamm passe par la construction pour démontrer l'être. Toutes ses démonstrations tendent à justifier simplement le premier présupposé de Descartes: l'indémontrable évidence de l'existence et de la pensée. Quand on est sûr de rien, on peut au moins être sur de cela: nous existons, et chez Lamm toutes les questions, même les plus monstrueuses, s'évanouissent et se résolvent dans cette indicible légèreté du matériau à ne représenter que lui-même.
Ensuite il est possible de s'interroger plus formellement sur certains aspects particuliers de cette pratique au travers de différents prismes.
Les matériaux eux-mêmes qu'utilisent Lamm tout d'abord. Colorés, joyeux souvent, le plastique, le bois peint, les matériaux mêmes du dessin (crayons de couleur, peinture, pâte à modeler), le sable, la ficelle, le sucre, tout un lexique rassurant de formes enfantines se décline et s'entrecroise. Ces différents matériaux se mettent en tension, parfois littéralement à l'aide de systèmes de poulies et de balances délibérément instables. Il y a une recherche de point de rencontre entre l'équilibre et le chaos qui sous tend toutes ces constructions aléatoires. La recherche elle-même de la justesse de la position d'un élément participe à l'aspect final (si tant est que l'on puisse parler d'un résultat final dans les sculptures de Lamm) même si elle n'est plus visible physiquement à cet instant précis (le thème de la trace, de la mémoire sont un autre des aspects importants de l'oeuvre de Lamm sur lequel je reviendrai ultérieurement). De l'extérieur ses sculptures ressemblent donc au final à un assemblage d'éléments disparates qui sembleraient sortis de la nurserie d'un enfant précoce et curieux. De petites figurines figuratives (animaux) côtoient des morceaux de sucre colorés, de tasseaux de bois de dimensions variables, des seaux aux couleurs vives, des chaises mélancoliques à la peinture un peu écaillée. La place des éléments dans l'espace, qu'ils soient suspendus, empiles, caches, alignes, fait constamment osciller le spectateur entre le sentiment d'un choix très mûrement pèse et la question tacite de la part aléatoire qui a préside a leur disposition. C'est ainsi que, implicitement, le travail d'Adrien Lamm pose l'étrange question du destin et de la fatalité. Dans quelle mesure les choses sont elles ce qu'elles sont, et l'univers se trouve il ordonne de la façon dont nous en faisons quotidiennement l'expérience? Lamm règne en maître et en dieu sur le petit univers de sa pratique, et rejoue au travers de ses pièces les phénomènes premiers de la création du monde.
Bien sur l'utilisation des éléments de cette univers enfantin n'est pas anodine. Comme il se plaît a le dire lui même, Lamm est un bon élève boulimique d'apprentissage. Le monde de l'enfance devient alors une métaphore d'un temps ou apprendre était un plaisir et non une contrainte, et ou les découvertes réalisées ne sont pas soumises a une logique exploitable de marche. L'enfance devient alors le temps idéalisé ou la finalité des actions et des recherches n'est pas le but de l'action lui même. L'enfant, dans sa forme considérée dans la société comme une seule forme de transition (le but de l'enfance étant de devenir adulte), libère l'univers de Lamm de toute contrainte utilitaire. C'est la gratuite même des actions enfantines qui engendre leur si profonde gravite et, de la, leur si profond sens métaphysique.
On a aussi pu penser a un moment que le travail de Lamm était sous tendu par une logique d'échec, dans le sens ou ses pièces, du point de vue formel, étaient souvent vouées a une profonde transformation, destruction partielle ou totale, et même dans certains cas, a la disparition. Je pense notamment a tous les travaux effectues en sucre, le mur dégradé de Altkirch, effondré puis refait, acquièrant son cote sublime par le fait même de la volonté sous tendant sa reconstruction; au cimetière de sucre, fragile entité de pierres tombales risquant a tout moment d'être emportées par leur propre raison d'être, a savoir les larmes théoriquement versées sur les morts qu'elles se doivent de, courageusement et dérisoirement, représenter; aux pathétiques (dans le sens de pathos) photos de tours de sable, incomplètes, bâtardes, effondrées et fixées a jamais dans leur position inconfortable de bastions voues a une défaite inéluctable (mais qu'étaient elle censées défendre?). Tout ces symboles de puissance (tours, murailles) et de souvenir (stèles mortuaires), a l'origine crées par l'homme pour lui survivre et le commémorer, sont utilises et détournés par Lamm pour devenir au contraire témoins d'une incontournable décadence: "Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière"…
Cela nous amène donc a un dernier, et non des moindres, aspect du travail de Lamm. Truffe de références bibliques et talmudiques (Lamm est d'origine juive), le travail apparaît alors comme un exutoire et une remise en question profonde des principes judéo-chrétiens qui sous tendent tous les fondements de la société occidentale, et de par la l'ordre mondial établi. L'analyse menée aboutit bien souvent au rejet de valeurs traditionnelles, qu'elles soient politiques, patriarcales, religieuses, philosophiques, ou du moins a leur remise en question profonde et violente. Car le travail de Lamm ne donne aucune réponse. Il s'achève sur un silence triste et est l'expression même d'une absence, d'une solitude, d'une insatisfaction sincère devant le monde et les hommes. Pour symbole cette vidéo (que je n'ai d'ailleurs jamais pu visionner) caractéristique, ou Lamm filme ses parents et ose au travers de ce médium poser des questions et entamer un procès jusqu'alors sans cesse ajourne, celui de son enfance. Souffrant pendant plusieurs années de l'existence même de cette bande symbole même du mutisme auquel ses question se heurtaient, il finit après plusieurs tentatives infructueuses par décider de ne pas la monter, et même de ne pas la montrer du tout.
Cette prise de conscience désabusée de l'importance vitale du processus et de l'échec en revanche inéluctable de ses conclusions, est un ressort primordial de la pratique de Lamm. On ne peut pas échapper à sa condition juive: le juif se doit d'être un "bon juif" toute sa vie malgré les rigueurs imposées du mode de vie judaïque par un Dieu ingrat, qu'on ne doit ni nommer ni supplier. Métaphoriquement, dans le travail de Lamm, cette condition devient un symbole de la condition humaine toute entière. La judeïté se transfigure, et tout le réseau de signes religieux mis en place (le cimetière, les petits cailloux, le lion, la tour, la croix, le pain...) se vident peu à peu de leur sens communautaire et reviennent se fondre au creuset des mythes humains universels.
Je ne sais plus alors comment conclure cet article. Une image cependant me revient en mémoire: une des premières sculptures d'Adrien Lamm se trouvait au centre d'un couloir à l'école. D'aspect assez brut, elle se composait d'une montagne de mie de pain peinte en rouge, piquée d'une multitude de petits drapeaux. Des blagues fusaient sur l'aspect ingrat de cette pièce. Quelqu'un me dit: "c'est une sculpture représentant les nations unies". Sur le moment, cette sculpture, je ne la compris pas. C'est maintenant, plus de trois ans plus tard, que les qualités mystérieuses de cette sculpture me reviennent, plus prégnantes que jamais. Le pain teinté de rouge vif, les drapeaux colorés piqués à même la masse informe, répandue de façon informelle dans le hall général: exposée cruellement à la vue de tous, livrée. La moisissure silencieuse du matériau lui même, après quelques jours. Et l'insolente gaieté des drapeaux, toujours gais, toujours pénétrants, toujours fiers, comme se repaissant de la matière putrescente. Le rapprochement politique qui m'avait alors paru incongru, pourrait alors trouver son sens. Et je pensais au garçon qui, seul au milieu du couloir dès le matin, avait façonné avec un amour et un savoir faire égaux les petits fanions de papier et la montagne (sic!) de pain rougie, et dieu seul sait à quel création étrange il se livrait alors, la création autonome d'une pièce ingrate livrée aux quolibets d'une assemblée avide de compétition et de lapidation verbale. Le monde de l'art. Le monde des hommes. Au lieu d'en rire, j'aurais peut être dû en pleurer.

Leaders of the packs: une nouvelle avant-garde Française? / Janvier 2004

Texte rédigé en Janvier 2004, dans la gare de Stuttgart!

Depuis que je me suis expatriée, en juin 2003, je réalise combien le petit orgueil artistico-institutionnel français est décalé par rapport à ce qui se passe vraiment dans le monde de l'art contemporain. Et surtout à quel point une petite perfusion de simplicité, peut-être un peu "old school", serait également salutaire à toute une frange du marché contemporain qui s'asphyxie à coup de nouveaux médias, d'installations vidéos hypra-complexes, d'"esthétique relationnelle" et d'artistes en provenance des ex-pays communistes dont la nationalité à elle seule devrait attester d'un soi-disant exotisme, d'une vision du monde neuve et fraîche par rapport aux rapports ouest-européens à l'histoire de l'art, si figée dans la suprématie post-moderniste à mouvance pro-US.
Nos artistes Français, en revanche, ont pris leurs distances. Complètement à côté de la plaque, à baguenauder cinq ans dans des écoles d'art où la théorie et les questions ontologiques sur l'essence de l'art priment ("as-tu trouvé ton espace mental?") — et quand ils ont eu leur diplôme — ces jeunes fraîchement émoulus se pressent tout naturellement aux portes du RMI, premier mécène français. Celui-ci, avec l'aide d'autres partenaires généreux (parents, petits boulots, ASSEDIC, conjoints) continue sa lente évolution, prend le temps de regarder le monde et son époque, loin des contraintes politico-économiques (il n'a pas de commandes publiques, encore moins de galerie!).
Ce doux rêveur utilise alors son temps à ne rien faire, ce qu'il fait à merveille.
Lorsqu'il s'ennuie trop, il recopie le dictionnaire (Gilles Barbier), fabrique de nouveaux instruments de musique avec des prospectus (Franck David), remplit des bassines de gel fraîcheur citron (Guillaume Alimoussa), ou encore fait fabriquer des cubes désinfectant pour WC gigantesques (Guillaume Paris). Ces nouveaux compulsifs obsessionnels de l'oisiveté sont à l'origine d'une nouvelle mouvance très représentative - et innovante - sorte de nouvelle avant-garde française. Ces leaders de l'esthétique du pauvre, du populaire, du cheap pas kitsch, de l'esthétique de supermarché (Paris en tête) distillent à coup de micro-sculptures anodines une poésie acérée bien plus polémique (et politique!) qu'ils ne le laissent penser.
Les intentions pas toujours claires de ces brebis (noires certes) de l'art contemporain transparaissent cependant à coup de pièces aux titres évocateurs ou à l'esthétique empruntée aux grands courants de l'histoire de l'art, que ce soit le minimalisme (les très purs et néanmoins overtrash "week-end" de Franck David) ou même la renaissance italienne (les grand tableaux de maîtres reproduits en gras sur des cartons de pizza, grandeur et décadence de l'image italienne à l'étranger de Guillaume Alimoussa).
Pourtant, on ne peut reprocher à ces artistes grosso modo trentenaires de ne manquer de sincérité. Du fait de ce contexte français très particulier décrit plus haut, ils ont plutôt sans doute eu la chance de se poser au bord de la grande autoroute du monde, un peu en touriste, et de s'imprégner de ses bons et mauvais côtés. Qui ressortent naturellement au sein de leur pratique quotidienne puisque non dictée particulièrement par des contraintes commanditaires, telles les pâquerettes dans le parc municipal envahi par les déjections canines.
Une certaine élégance, un certain érotisme français même pourrait être ressenti et évoqué si on voulait réellement faire la promotion — mais en ont-ils vraiment besoin? — de ces jeunes esthètes français. Tels la pièce vide de Guillaume Alimoussa, éclairée aux néons de boucherie, faisant juste ressortir les teintes d'incarnat de ses visiteurs comme ils mettraient en valeur les délicates nuances rosées d'une côtelette de porc. Ou cette grosse poche de plastique rose, enflée, luisante, tentant d'envahir mollement tout l'espace d'exposition et clamant de façon pathétique "je ne suis pas un numéro!" de Franck David. Allusion discrète à une sensualité qui passerait à travers les griffes de sa propre représentation par l'image pour ne représenter qu'elle même, à l'état brut, avec des matériaux dont on avait oublié l'intrinsèque valeur érotique.
Car c'est un triomphe des matériaux qu'il s'agit. Ces jeunes artistes, épicuriens de la génération Mac Do, s'émerveillent de toutes ces matières superflues et néanmoins inhérentes à la vie moderne, nous les montrant toujours sous des jours nouveaux, inédits et quelquefois choquant. Cela faisait plusieurs années qu'on discutait de l'essence de l'art contemporain. Quel est-il? Quels en sont les enjeux? les médiums?
A la lumière du travail de ces jeunes français, une partie du mystère se révèle: comme dans un immense terrain de jeux, le monde et tous ses objets, quels qu'ils soient, deviennent les nouveaux matériaux, à mi-chemin entre ready-made et sculpture, d'un nouveau langage, d'un nouveau Babel, où les mots sont à la portée de tous, traversant les langues, les frontières, les différence de richesse et d'idéologie, et deviennent les briques d'une nouvelle compréhension artistique universelle réconciliant artistes et public, plébéienne à l'extrême puisque dont les médiums, leurs possibilités et leurs contraintes, sont connus de tous. Ne serait-il pas plus facile de parler peinture, si tout le monde avait un chevalet chez soi?
Lorsque légèreté et conscience du monde, poésie et matérialité brute se conjuguent, on peut alors excuser l'art français d'avoir mis tant de temps à pondre cette nouvelle génération de fainéants, en ne leur souhaitant qu'une chose, c'est d'aller bientôt étrenner leur costume Versace flambant neuf chez Sotheby's, un mécène quand même autrement plus généreux que la caisse d'allocation familiale.

Pour la Galerie SPHN, Berlin / Hiver 2004

Textes rédigés à l'occasion d'un stage effectué pendant l'hiver 2004.

Miklos Gaál (*1974, Finlandais)

Le XX siecle a posé, épuisé, retourné en tout sens la question du statut de l’image photographique. La photographie fait effectivement appel à notre perception de la réalité : appel également à une espèce de conscience collective des images qu’il importe aux artistes (tels Demand et ses reconstitutions photographiques à sensation, ou Richter, qui prétendait faire la photo avec de la peinture), de nous faire reconsidérer de facon toujours renouvellée.
Le jeune photographe Finlandais Miklos Gaál repose cette question une fois de plus, mais de facon plus ludique et plus poétique, remettant sur la sellete la véracité de l’image vue, celle dans laquelle St Thomas mettait déjà toute sa foi en question il y a de cela deux millénaires.
Ses photos traitant de sujets plus banals les uns que les autres (match de Football, plage en été, bousculade devant un grand magasin…) nous placent d’abord, par un systeme de zones de flou et de netteté improbables, devant la certitude d’avoir affaire à un modèle réduit. Lorsque un deuxième regard vient démentir ce présupposé, la certitude fait place au scepticisme, et les questions inhérentes au médium photographique, telles celles que se posait Roland Barthes dans la Chambre Claire, ressurgissent des limbes de l’Histoire de l’Art. Quel statut que celui de ce temps X cristallisé devant nous ? de cet instant évanoui et pourtant à jamais fixé comme une vérité qui se trahirait constamment ? Quel est ce monde si familier et pourtant aujourd’hui si different ? Et surtout, comment se comporter à l’avenir avec toutes ces autres images que l’on croyait si sûres, si « vraies », et qui participent peut-être à ce mensonge récurrent de l’image photographique ?
Il nous faut alors accepter ce cruel paradoxe qu’est la photographie même, à la fois mensonge et vérité, si nous voulons réellement entrer dans l’œuvre de Miklos Gaál. Le sceptiscisme dépassé, vient enfin le repos, l’apaisement où la réalité s’evanouit pour faire place à l’œuvre.
Une œuvre dont le regard, ludique et plein de tendresse, vient estomper les individualités pour faire place à une humanité réunifiée, nette, sans heurts, aux couleurs lumineuses, et aux situations souvent cocasses.
Car c’est au final le rire que les photos de Miklos Gaál déclenche : un rire neuf, sain, épuré de tout doute ou angoisse. L’angoisse de n’etre qu’homme.

Niko Luoma (*1970, Finlandais)

Surveillez le photographe Finlandais Niko Luoma de très près: ce magicien touche à tout incorpore dans ses très personnels travaux photographiques peinture et sculpture, souvenirs concrets de voyages et inspiration littéralement imaginaire. Le coeur de cette appropriation du réel par le truchement photographique se niche à l’extreme frontière qui sépare la soi-disant réalité de sa représentation par l’image: la réalité n’est qu’un prétexte pour l’artiste, qui se préoccupe plutot de « documenter » l’état imaginaire des lieux dans l’espace de notre conscience. Luoma perpétue ainsi dans son travail la tradition documentaire finlandaise.
On peut distinguer plusieurs niveaux de lisibilité dans le travail de Luoma: au niveau visuel, son travail affirmé mais sensible, très proche de la peinture, convainct par son extravagance et sa recherche chromatique. Au niveau conceptuel, l’image révèle une âme, un espace mental que la formulation du titre vient souligner. En effet, l’artiste accorde une très grande importance à ce dernier, car il fait céder la dernière résistance de l’image: la photo dépasse tout d’un coup l’anecdote visuelle pour évoquer l’indicible situé en dehors du champ de la simple visibilité.

Marilène Oliver (*1977, Angleterre)

Marilène Oliver prend ici le contrepied des traditions les plus établies, en réalisant avec I know you inside out (sculpture réalisée à partir de données digitalisées du corps d’un condamné à mort Texan et mises en ligne dès 1994 sur des sites de recherche scientifique) puis Family portraits (quatre sculptures réalisées a partir de scanners du propre corps de l’artiste et ceux de sa famille), un ensemble de sculptures où les données techniques et médicales prennent le dessus sur le traditionel « mimesis » en vigueur dans le genre artistique plus que rebattu qu’est le portrait.
Ici l’artiste est à la recherche de quelque chose d’autre, comme si nous pouvions « transparaître » de l’intérieur. Oliver est en quête d’une transcendance de l’âme, d’un souvenir du corps, de quelque chose d’un autre ordre que celui de la chair, qui nous parlerait à travers les ombres de ses sculptures. Elle joue sur cette différence très ténue qui existe entre l’âme et le corps, celle que traquait déjà Descartes au 16ème siècle en interrogeant les liens de la conscience et de la science: nous connaissons-nous si nous connaissons notre corps ?
Cette question lancinante demeure devant les sculptures fantomatiques d’Oliver, ou l’appréhension du corps même au sein de la sculpture est rendue difficile par les couches successives de plexiglas qui apparaissent et s’évanouissent au gré du regard mouvant du spectateur.
Car cet étranger, ce meurtrier, ne manifeste pas son inhumanité au travers de la sculpture : au contraire, il s’humanise, il se dote d’une seconde vie au travers de l’œuvre ; tandis que la famille, la chair et le sang de l’artiste, ne s’animent pas soudainement d’une vitalité particulière : aucun geste, aucune émotion ne peut venir troubler leur pose silencieuse et iconique. Là ou l’expérience scientifique échoue, l’art réussit peut-être : telle l’embaumeuse, qui prendrait un soin également jaloux du forcat honni ou du parent adoré, Oliver rétablit l’équité utopique des individus : tous égaux de par la dépouille, la mort même apparaît alors comme une issue poétique à nos destinées chaotiques.

Hans Schüle (*1965, Allemagne)

Peut être moins connu est le travail graphique de Hans Schüle, sculpteur d’un univers oxymorique fait de métal et de formes organiques, dissertant de ces liens étranges qui relient homme et microcosme, science et nature. Ses dessins imposants mais néanmoins d’une rare précision, réalisés à la bombe, perpétuent la démarche particuliére de ce plasticien fasciné par l’organicité cachée des sciences techniques les plus pointues, telles le travail du métal ou la modélisation informatique.
En effet, Hans Schüle ne se contente pas d’utiliser la technique, il la soumet, la dépasse insidieusement, agence les unités glaciales censées être la base du rationnalisme scientifique pour en tirer des formes sensibles, d’une complexité insensée, toujours à la limite de la rupture. Pourtant, Schüle ne se place jamais en juge : il se contente d’agencer, de développer, se contentant de faire et de montrer. Il est avant tout un bâtisseur.
Dans ses dessins la logique est la même : bien que dans un premier temps créées sur ordinateur, les couches de peinture se superposent, se croisent, se décroisent, font disparaître certains motifs et en révèlent de nouveaux.
Une architecture complexe se profile alors, une sorte de logique ou chaos et rationnalité se mêlent en une subtile métaphore de la nature.

Le nez dans la poussiere / Avril 2003

Compte rendu de« Black out », une performance réalisée avec la complicité de l’Armée de Terre Française par Dorothée Dupuis et Tillman Roeskins le 5 avril 2003 lors du Festival "Espèces d'Interzone", La Chaufferie, galerie de l'ESAD Strasbourg.

Le nez dans la poussière. Suffoquer. Faire moi aussi l’expérience du noir complet. S’apercevoir qu’on entend tout, le plus léger bruit, le brouhaha lointain des voix au-dehors, le grincement sourd de la trappe du sous-sol qui s’ouvre. Le nez dans la poussière, la joue sur mon bras, j’attends. J’entends Till donner des instructions, d’une voix chuchotante, j’entends le rire mal à l’aise du spectateur, ses remarques (jamais prises en compte), le déroulement implacable de la performance, je l’entends se cogner, tâter le sol de ses pieds mal assurés, racler le mur de la paume de sa main droite. Et sa peur, son inquiétude sont palpables. Le silence est lourd, les frottements tintinnabulent comme autant de clochettes dans l’air étouffant, gorgé de poussière et d’humidité. La voix continue, inexorable. Moi ici je sais que je ne dois pas bouger, mon visage me gratte, mes jambes sont lourdes, je me recroqueville silencieusement sous la chaudière, j’imagine qu’on me cherche vraiment, que je vais vraiment être jetée à la fosse commune d’ici quelques instants, par un individu bête et discipliné qui aura oublié que au delà des ordres, il y des hommes, parfois. L’obscurité décuple mes angoisses, tout prend soudain une tonalité trop réelle, mon cerveau marche à cent à l’heure, et un coup de pelle dans ma cuisse vient me tirer de mon absence inquiète. Il (ou elle) a commencé. Il pellte avec une angoisse évidente, il cherche, il me heurte au passage mais ça va, je n’ai pas mal. A la fin, il se baisse, il me tâte la cuisse, je sens sa main se refermer sur la chair trop ferme pour n’être que cadavre, il répond qu’il ne veut pas continuer, qu’il n’enterre pas les gens vivants , je sens qu’il est scandalisé, il tremble un peu, il sort après avoir tâtonné encore quelques minutes dans le noir suivant les instructions de Till. Ce dernier lui rappelle qu’il ne s’est rien passé, et cet ultime euphémisme semble déclencher un mouvement de rage contenue dont le rideau noir est victime.
Par la suite, nous avons échangé les rôles avec Till. Deux fois lui, deux fois moi. Je me souviens de l’alternance étrange, du petit visage pâlot du personnage à l’intérieur, visage que je reconnaissais à peine la plupart du temps. Je me souviens de leurs tâtonnements, du crissement de leur veste Kway, de leur application à écrire quelques mots (si tu devais tout oublier, quelle serait la chose unique dont tu voudrais te souvenir), de leur angoisse, de leur impression de ne pas être vu, de leur obstination à vouloir nous parler quand même, alors que nous commencions à tenter d’être plus cruels. Je me souviens de nos rires nerveux entre deux personnes, des silences devant les mots écrits sur les feuilles, de nos quolibets parfois, des gravas qui dégouttaient de mon pantalon et bosselaient mes chaussures, et du silence étrange et annonciateur dans lequel nous guettions l’arrivée du prochain candidat.
Drôle de chose que le noir complet. On a beau écarquiller les yeux, du noir, rien que du noir, aucune petite poussière lumineuse pour rassurer, orienter. Pourtant on les garde ouverts au cas où. Au cas où quoi ? Il est clair qu’il ne peut rien se passer. Rien que nous n’induisions. Rien de dangereux, que dans la tête. Et les névroses reviennent vite : celle-ci se protège constamment le visage de ses mains ; cette autre marche absurdement vite, se cogne partout, mais ne peut cesser de se précipiter avec une hâte rageuse malgré nos instructions. Un autre est démesurément lent ; un est sur le point de nous casser la figure ; celui-ci se gratte les fesses et se cure le nez pendant toute la séance, comme si le fait de n’y rien voir le prévalait d’invisibilité en retour. Une autre fait une crise d’angoisse dans le sas : ne comprenant pas que nous la faisons sortir, elle nous supplie de ne pas l’envoyer de l’autre côté, où elle a cru déceler un couloir d’un extrême longueur. Un autre pellte gaiement sur le corps allongé, et sur nos injonctions, vérifie plusieurs fois que son office de fossoyeur a été rempli correctement : un sourire radieux illumine son visage juvénile alors que nous le félicitons et l’enjoignons à se diriger vers la sortie.
Nous donnons des directives : nous jouons un rôle. Devant nous, les spectateurs ne jouent pas. Ils essayent, au début, mais très vite il doivent lâcher leur masque et avancer coûte que coûte, yeux grands ouverts dans le noir. Sûrs de vous, passez votre chemin.
Au milieu de la performance, nous sortons prendre une pause. Dehors, c’est l’écrasement. Les gens se pressent, s’inscrivent, crient parce que la liste est complète. On nous assaille de questions. Les gens ont l’air fascinés. Le sergent Drapeau, le militaire qui garde l’entrée de la performance, me sourit. Son sourire est-il aussi vide que je voudrais le croire ? Ou a-t-il décelé dans nos rires mal à l’aise la raison de sa venue ici ? Mais ses yeux ne sont que vides qui reflètent mon visage poussiéreux. Nous redescendons.
Alors que tout est fini, nous avons récolté des impressions multiples. Des gens, choqués, se tiennent par les épaules et se mettent une main sur la bouche. On dirait les victimes d’un attentat quelconque. Ils viennent nous voir les yeux écarquillés, ils soufflent leur fumée de cigarette très bruyamment et ils ne savent pas trop quoi penser. Je croise notre petit fossoyeur. Il est en train de s’ouvrir une bière avec un briquet et lève le pouce à mon attention. Moi je ne sais pas trop. Je repense à toute cette terre qu’on nous a déversé dessus et je me dis qu’on aurait déjà pu être enterré cent fois. Je me demande qui a inscrit « Fuck the army » en dessous du panneau indiquant « merci à l’Armée de Terre ». Je me demande si c’est nous qui avons fait ça. Je me demande s’ils m’ont reconnue. Je me demande s’ils m’en veulent. Je me demande si j’avais le droit. Je me demande si c’était des gens à l’intérieur. De toute façon, je ne veux pas m’en souvenir. Je ne m’en souviens déjà plus.

La Chasseuse de Punctum / Printemps 2003

Un essai sur l'oeuvre de Rineke Dijkstra

Essai réalisé dans le cadre du séminaire "Réalismes en question III" , animé par Elisabeth Milon à l'ESAD Strasbourg (note: il m'a été fait remarquer l'utilisation intempestive du terme "âme", semblerait-il en raison de sa trop forte connotation religieuse. Cependant après relecture et essais de remplacement, il me semble que le remplacer par d'autres termes affaiblit le texte et empêche de saisir clairement son contenu. C'est pourquoi je décide de laisser ce terme et d'avertir le lecteur de ce possible malentendu).

"Je décidai alors de prendre pour guide de ma nouvelle analyse l'attrait que j'éprouvais pour certaines photos. Car, de cet attrait, au moins, j'étais sûr. Comment l'appeler? De la fascination? Non, telle photographie que je distingue (...) produit en moi (...) le contraire de l'hébétude; plutôt une agitation intérieure, une fête, un travail aussi, la pression de l'indicible qui veut se dire (…). Aussi, il me semblait que le mot le plus juste pour désigner (provisoirement) l'attrait que certaines photos exercent sur moi, c'était celui d'aventure. Telle photo m'advient, telle autre non."

Roland Barthes à propos du punctum, dans la Chambre Claire, Notes sur la photographie

Si je décide d'introduire cette petite étude du travail de Rineke Dijkstra par cet extrait de la Chambre Claire, c'est qu'il me semble que c'est ce fameux punctum qui est au coeur de tout son travail, travail qui a été qualifié (et peut encore l'être) de beaucoup de termes différents. Voilà: pour moi, Dijkstra est une chasseuse de punctum. Audacieuse, tenace, implacable, rigoureuse. Comme toute chasseuse, elle a ses techniques favorites, ses méthodes infaillibles, pour faire tomber le masque de ses sujets et nous les livrer, nus, l'âme emprisonnée sur le papier photo, à jamais fichée sur la surface brillante aussi sûrement que le papillon est fiché d'une épingle.
Dans une première partie je m'attacherai à dépeindre de façon un peu formelle la façon dont la photographie de Rineke Dijkstra se rattache au genre bien précis du portrait, et en quoi l'application de ces règles est nécessaire pour aboutir au but recherché par l'artiste. Dans un second temps, je tâcherai de réunir tous les sujets photographiés par Dijkstra en quelques grandes thématiques, afin de rendre là encore plus claires ses intentions, et débarrasser une fois pour toute les différents sujets photographiés (notamment celui de l'armée) de leur dimension polémique. Ensuite, j'essayerai d'exposer les deux grandes tendances de l'oeuvre de Dijkstra , l'approche sociale et l'approche évènementielle, même si ces deux points ont tendance à se confondre et, on le verra, poursuivent en fin de compte le même but.
On reproche souvent à la photo d'être un médium trop "bavard". Bavard, c"est à dire que de par sa trop grande similitude formelle avec le monde réel, les sens dégagés de l'étude d'une photographie sont trop soumis à une orientation par la parole, par la raison de l'observateur: d'où le recours souvent systématique à la légende, sorte de caution vérité de la photo. Rineke Dijkstra se méfie aussi sans doute de cette loquacité de la photo. C'est pourquoi elle verrouille beaucoup de ses paramètres discursifs, pour focaliser uniquement sur son sujet, la figure. En quoi les portraits de Dijkstra se rapprochent étonnement des portraits de la peinture classique, bien avant l'apparition de la photo. Pas de fond ou alors un fond réduit à son strict minimum (une chaise, un rideau, un paysage austère, une ligne d'horizon, un pan de mur...); un cadrage du buste et de la tête, ou alors en pied; un goût prononcé pour la symétrie et la position centrale du sujet au coeur de la photo. Dans le portrait classique ces rigueurs de conception avaient pour but de mettre en exergue l'expression de la figure du représenté. Pour Dijkstra il en va de même: le regard est orienté, saisi, guidé; il s'agit de ne pas le perdre dans les méandres d'un détail, d'une omission de la structure même de l'image. Comme dans les tableaux de Donatello ou figures, contre-figures et gestes convergent en un centre à la fois présent mais invisible, les photo de Dijkstra nous attirent sans que nous le sachions, vers un centre d'attention prédéterminé.
Car les sujets que Dijkstra photographie sont très méticuleusement choisis et ce qu'elle y traque est si ténu qu'il lui faut s'assurer de notre attention maximale pour que puisse s'épanouir, le cas échéant, l'aventure tant recherchée. A première vue, elle semblerait dresser une topologie essentiellement documentaire de "tribus" sociales, que ce soit des jeunes dans des collèges anglais (1), des boîtes de nuit néerlandaises (2), de recrues de l'armée israéliennes (3ab), de pré-ados sur des plages à moitié désertes (4abc), toreros à peine sortis de l'arène (5ab). Dans tout ces sujets, nous pouvons découvrir un point commun, le fil conducteur: à propos de la jeunesse récurrente de ses sujets, Dijkstra dit dans une interview accordée à Flash Art en octobre 2003: "Something of the dreaming and desire is lost with age".
On peut donc en déduire que l'artiste serait à la recherche de ces fameux "rêves et désirs", et que ce but ne peut s'accomplir que dans le choix de sujets encore jeunes sur le visage de lesquels l'âme affleure encore suffisamment pour être susceptible d'être saisie par l'appareil photographique.
Ensuite, plus récemment, Dijkstra s'est mise à photographier dans diverses séries, de jeunes militaires. Ce qui l'intéresse il me semble dans ces individus, c'est plus la lutte du jeune pour sa constitution personnelle au sein d'un corps très structuré, sorte de prolongement d'une autorité parentale, que toutes les influences étranges liées au monde de la guerre, de la violence, de la mort: bien qu'occasionnellement Dijkstra utilise les exercices pour "secouer" ses sujets et leur faire révéler un trouble invisible sur d'autres clichés plus sereins (je reviendrai sur cette technique plus tard). C'est pourquoi il me semble Dijkstra s'est orientée sur le choix du jeune Olivier (6abcd) dont le choix de devenir légionnaire n'est pour l'instant que théorique (il n'a pas d'expérience de réel combat), et les jeunes de l'armée israélienne qui est l'armée la plus banalisée de tous les pays, chaque jeune israélien faisant un service de deux ans minimum, fille comme garçons. S'il elle avait voulu stigmatiser les effets de la guerre et de l'armée sur des jeunes, elle aurait pu trouver d'autres pays où ceux ci sont visibles de façon plus dramatique (je ne cite pas d'exemple tant ils sont nombreux).
Je voudrais maintenant arriver au but du travail de Rineke Dijkstra. Dijkstra, semblerait-il, tente au travers de sa pratique de répondre à cette question: l'image du corps peut-elle documenter l'âme? Cette question n'est qu'une reformulation de ce que j'appelai dans l'introduction la quête du punctum. En effet, le punctum n'est-il pas pour Barthes ce moment fugitif où un lien s'effectue entre l'âme du spectateur et celle de l'image?
Cette envie tenace de traquer l'âme humaine dans sa complexité et sa nudité se décompose en deux volets distincts dans l'oeuvre de Dijkstra. Volets pour lesquels différents moyens sont mis en oeuvre.
Le premier, particulièrement présent dans ses premiers travaux, se réalise dans la photographie des temps de loisir. En effet tous les jeunes photographiés le sont dans des phases de vacances, ou détente: elle exploite un temps social, non utile, où la représentation du soi devient plus lourde, plus pesante; où l'image sociale prend toute son importance loin des contraintes utilitaires de l'école ou du travail. Les jeunes sont en flottement, et les isoler du groupe à ce moment précis de la photo (photo qui prend d'ailleurs elle même un certain temps à se réaliser du fait du grand format 4 x 5 inch) leur (et nous) fait prendre conscience de la fragilité de leur "moi" propre, "moi" qui se met immédiatement en représentation, mais de façon encore imparfaite du fait du jeune âge des protagonistes et de leur inaptitude à se constituer encore en individu. C'est cette faille que guette Dijkstra, et c'est dans cet interstice qu'elle enfonce le pied de biche de la photographie pour soulever un moment la chape de l'apparence pour nous faire entrevoir l'âme, fugace reflet d'une essence, d'un être en devenir. Lorsque l'artiste photographie la petite Almerisa (7ab) à différentes époques sur une période de sept ans, de la petite réfugiée yougoslave fraîchement réfugiée aux Pays Bas à la belle adolescente au regard déjà provocant et aux membres grandis trop vite, rassemblés maladroitement sur la chaise trop grande d'alors et qui maintenant peine à la contenir, Dijkstra ne cherche qu'à documenter le changement qui s'est produit dans l'âme de la jeune fille. Elle veut vérifier, en quelque sorte, la métamorphose, voir si celle-ci, le passage d'une enfant née dans un pays aux libertés réduites à une jeune fille bénéficiant de tous les loisirs de la société de consommation ont altéré l'âme, l'ont transformée. Elle veut nous rendre cette transformation, qui va plus loin que les mutations simples du corps adolescent, préhensile. Elle veut que cette transformation, culturelle et animiste, nous advienne.
J'en viens au deuxième volet de l'oeuvre de Dijkstra. L'artiste à l'idée ingénieuse, d'appliquer les règles de la photographie de reportage à celle de la photographie posée traditionnelle. Là où le reporter attend et guette des heures l'évènement susceptible de faire jaillir le punctum qui rendra sa photo extraordinaire, elle va simplement chercher l'évènement intérieur là où elle sait qu'elle va le trouver. Je prends pour exemple la série de photos où Dijkstra suit le parcours militaire du jeune Olivier Silva. Lorsque je voyais ces photos, je me demandai d'où pouvait bien venir ces airs si particuliers, si pénétrants. La première photo en particulier (6a), celle où, légèrement de trois quarts, les cheveux encore longs et vêtu d'un simple Tshirt noir, Olivier semble tenter de s'écarter de l'objectif, avec l'air d'un jeune cheval un peu rétif, effaré. Je me demandai comment Dijkstra avait pu saisir cette expression si intense d'effarement. Quand elle explique qu'elle à pris cette photo la minute après que Silva ait signé son engagement dans la Légion, on mesure alors ce que la photo, anodine par la simplicité de son cadrage, a en fait de crucial au niveau de la vie du jeune homme. Cette photo illustre très exactement le choix, c'est cette réalisation me semble-il qui se lit sur la figure d'Olivier, c'est l'effroi devant l'ampleur d'un choix qu'il se demande s'il va arriver à gérer. Et si on ne sait pas dans quelles circonstances la photo à été prise, elle n'en demeure pas moins poignante. Et c'est là que Dijkstra réussit, évitant l'écueil du bavardage photographique, à faire véritablement dire la photo. Ce surgissement du punctum est également magique dans la série des toreros, encore hébété du combat sanglant qu'ils viennent de livrer contre la bête, la visage et les vêtements encore stigmatisés des traces du combat. Leurs regards disent, c'est une expérience saisissante que d'être confronté à ces regards qui ne reflètent rien que le vide, le vide d'avoir senti de si près le danger de la mort.
La liste est longue de ces punctum déclenchés et néanmoins d'une fraîcheur proprement hallucinante, comme si la photographe avait percé un secret: les jeunes soldats israéliens qu'elle photographie en pleine nature, crispé sur leur armes après un assault fictif; les femmes accouchées, le ventre enflé, le front luisant de sueur, tenant dans leur bras une petit grenouille rougissante, le visage éclairé d'un sourire incrédule (8); les jeunes de la vidéo The Buzz Club, sortis trop vite de l'obscurité et de la musique de la boîte de nuit pour vraiment réaliser ce qu'ils font là, devant la caméra inquisitrice de Rineke Dijkstra qui leur donne, insensiblement, des ordres pour prolonger les codes qu'ils mettaient en oeuvre spontanément quelques secondes plus tôt à côté, sur le dancefloor. Les histoires que ces visages racontent n'ont besoin d'aucune explication, d'aucun contexte pour nous parler de l'âme, la leur, la nôtre.
J'espère que le secret de Dijkstra, que j'ai modestement tenté de mettre à jour dans ces lignes, ne sera pas la raison même de la décadence du travail de cette photographe si talentueuse. La systématique qui jusqu'à présent nous a livré des images si riches, si révélatrices, s'épuisera peut être un jour, laissant l'appareil de son auteur aveugle, et qui lui intimera l'ordre de partir vers une autre quête, une autre envie: la vidéo peut-être? d'autres thèmes? d'autres sujets? Souhaitons à Rineke Dijkstra de ne pas perdre la foi en son idéal, à l'image malheureuse de celle qu'on lui assigne souvent comme prédécessrice, Diane Arbus. Arbus qui, malgré le nombre infini de freaks dont le monde regorgeait, n'a plus trouvé la force de continuer à créer et a mis fin à ses jours en juillet 1971."Freaks was a thing I photographed a lot. It was one of the first things I photographed and it had a terrific kind of excitement for me. I just used to adore them. I still do adore some of them. I don't quite mean they're my best friends but they made me feel a mixture of shame and awe. There's a quality of legend about freaks. Like a person in a fairy tale who stops you and demands that you answer a riddle. Most people go through life dreading they'll have a traumatic experience. Freaks were born with their trauma. They've already passed their test in life. They're aristocrats."
Diane Arbus

Bibliographie:
-Art at the turn of the millenium, TASCHEN, 1999
-Women Artists, TASCHEN, 2001
-Flash Art, octobre 2003
-La Chambre Claire, Roland Barthes, 1980
Autres sources:
-Site internet à l'occasion d'une exposition de Rineke Dijkstra à l'espace EURO RSCG
-Site de la galerie de Rineke Dijkstra
-Site amateur sur Diane Arbus

Interview de Lewis Baltz / Novembre 2001

Interview de Lewis Baltz à l'occasion de son exposition à la Chaufferie du 16 novembre au 30 décembre 2001 pour le journal de l'Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg "le FUT".

D.D: Le sentiment que j’ai eu en parlant avec vous l’autre fois, c’est que vous êtes fatigué des questions du genre « est-ce de l’art, ou n’est ce pas de l’art ?» parce qu’ici, vous n’avez pas idée mais c’est une masturbation intellectuelle perpétuelle, et à chaque fois qu’on veut montrer un projet les professeurs insistent des heures sur les explications, et les étudiants en ont ras le bol, ils aimeraient pouvoir présenter des travaux sans cesse être obligé de se justifier, et de dire voilà, c’est ma production.

L.B: C’est une revendication permanente des étudiants en art depuis bien longtemps, de dire, je suis une personne visuelle et voilà.

DD Vous avez déjà eu à parler de votre travail à quelqu'un.

LB Bien sûr ! De nombreuses fois. C’est utile car souvent ça aide à y voir plus clair. Il y a beaucoup de choses à dire sur la pratique de l’art en elle même, qui puisse être expliqué par le langage. Mais tout n’est certainement pas explicable, car dans ce cas ce serait redondant et ce ne serait même plus la peine de faire l’art lui-même. Si on peut dire quelque chose avec le langage, alors ce n’est pas la peine de le dire avec un autre médium. Chaque médium a quelque chose de différent à offrir. C’est une question sans fin ce « est ce de l’art, n’est ce pas de l’art » que les gens se sont posé pendant des années ; pas seulement depuis Duchamp, depuis le début du modernisme.

DD Manet ?

LB Oui, Manet et la période après Manet, par exemple, l’iconographie des tableaux, les sujets. Ce sont des tableaux ou il y a des usines, avec de la fumée, la rivière, souvent peinte en bleu violet, on pense toujours que c’est pour l’art, mais en fait c’est plus réaliste que ça, c’est que l’usine en amont polluait déjà a grand coup de produits chimiques. Il y a un côté social dans l’art que beaucoup de critiques aimeraient nier.

DD La chose qui m’a particulièrement frappé dans votre travail. Il me semble que votre travail a malgré tout un aspect très graphique, par exemple « the New Industrial Parks near Irvine, California », « Ronde de Nuit », des photos en série qui parlent d’elles-mêmes, puis vous passez très soudainement à des travaux beaucoup plus conceptuels, comme « The Deaths in Newport », « Venezia Marghera », c’est étrange, comment pouvez-vous être aussi conceptuel et si graphique à la fois ?

LB Ce n’est pas si nécessairement graphique. Je suis complètement suspicieux à l’encontre de l’esthétique. Je pense que l’esthétique est ce que l’on nous apprend à reconnaître comme esthétique.

DD Mais dans quel sens prenez vous ce mot ? Je le prends comme l’aspect physique d’une œuvre, une certaine esthétique peut vous attirer comme vous répugner.

LB Il y a toujours une question de contexte dans l’appréciation d’une œuvre. Je crois que c’est quelque chose que Duchamp a clairement établi : on nous demande de considérer comme de l’art ce qui est présenté dans l’espace inviolable de l’art.

DD Comme les boîtes Brillo par exemple ?

LB Peut-être que le Pop Art a fait cela, mais je pensais aussi à des exemples plus bénins, comme l’art zen, bouddhiste. Ils prennent un objet très commun, ou une pierre, et ils le regardent avec une espèce de vénération, de respect, et ils commencent à apprécier l’objet pour certaines de ses qualités inhérentes, à côté desquelles on serait passé autrement. Il y a quelque chose qui doit se passer entre l’objet et vous.

DD Personne ne pense à la réaction du spectateur. Un spectateur qui rentre dans le musée et voit, disons, cette casserole (je désigne un plat en fonte derrière moi dans le café), pense « c’est du foutage de gueule, on paye ça avec mon argent ! »

LB (jouant le jeu) Ce truc de merde ! Enfin Manet avec son Olympia a eu droit au même genre de réaction.

DD C’est seulement un problème d’histoire ? Tout peut être de l’art ?

LB C’est une question de contexte, d’approche, Danto le dit bien. Depuis Duchamp, on a appris sa leçon, qu’il y a un contexte.

DD Je pense qu’il voulait aussi se moquer du monde de l’art.

LB C’est plus que ça : il y avait aussi une question de perception, la relation entre la perception et le langage. Vous dites ça parce que vous n'êtes pas d’accord avec le discours.

DD Tout peut être de l’art ?

LB Sans doute.

DD Et pour le spectateur ?

LB Oui, aussi.

DD Si vous allez au musée, et qu’on ne vous explique pas, s’il voit une peinture, il a une réaction immédiate, un plaisir. S’il voit cette casserole, et qu’il ne sait pas que l’artiste a voulu parler de la quotidienneté, de l’aliénation de la femme ou je ne sais quoi, il rentre et se dit « c’est du foutage de gueule , qu’est ce que l’art ».

LB C’est peut-être intéressant qu’il se pose la question.

DD Mais il ne reviendra pas au musée.

LB L’art n’est pas pour tout le monde.

DD C’est horrible ce que vous dites !

LB Non, par exemple le foot n’est pas pour tout le monde. Je déteste le football, comme des millions de gens dans le monde. C’est pour les gens qui s’y intéressent.

DD C’est idiot mais nous les gens qui allons en école d’art, on a l’idée folle qu’on va changer le monde avec nos œuvres. Alors on est assez jeunes et cons pour croire en l’utopie qu’on va faire quelque chose. Mais en réalité sur les quarantes qui vont sortir avec leur diplôme d’art peu vont arriver à en vivre et à exposer, c’est peut-être parce que certains sont meilleurs que d’autres pour exprimer ce qu’ils veulent dire, donc on ne peut pas dire que tout est de l’art et que tout mérite d’être exposé.

LB Certaines personnes sont aussi plus douées pour s’adapter à un système, à des règles, à s’insérer dans un système, avec les habiletés nécessaires pour se trouver une galerie, faire les critiques dire des choses positives à propos de son travail, convaincre les musées de s’y intéresser et à organiser des expositions. C’est un système très prédictible.
Tout le monde ne peut pas le faire marcher. Il y a certaines épreuves à passer. C’est comme à l’université : tout le monde ne peut pas arriver au diplôme le meilleur. Il y a de la chance ou pas aussi. Je n’aime pas l’idée de la malchance. Je crois pour ma part avoir eu de la chance toute ma vie.

DD Vous avez eu de la chance ?

LB Je pense que la chance a une importance énorme dans le succès ou la ruine de quelqu’un.

DD Il y a aussi le travail ! C’est une question d’opportunité je crois aussi. Les saisir ou non.

LB On peut utiliser sa chance ou non. Il y a plusieurs facteurs, on ne peut pas programmer tout une carrière. Tout est une question de carrières. Des artistes qui arrivent à s’en sortir, à ne pas prendre de second boulot pour vivre.

DD Avez-vous eu à prendre un second travail ?

LB Jamais. Sauf si on considère l’enseignement comme un second boulot.

DD Peut-être aussi aviez-vous un bon travail.

LB C’est sûr. Mais beaucoup de gens ont de bons travaux, quelquefois des gens arrivent avec de très mauvais travaux…

DD Mais vous avez dit qu’il n’y avait pas de mauvais travaux !

LB Oui, c’est mauvais dans un certain système.

DD Alors on peut dire qu’il y a du bon art et du mauvais art.

LB J’ai mon jugement là-dessus, vous avez le vôtre.

DD Mais vous avez admis qu’il y avait de mauvais travaux artistiques.

LB Des fois on a un jugement, et des gens ne vont pas en tenir compte : des galeristes, des gens des musées, des collectionneurs. Il y a une énorme masse de gens à convaincre.
Quand on montre son travail dans une galerie, les galeristes majoritairement ne jugent pas votre travail en lui-même : ils se demandent « est ce que je vais faire de l’argent ? »

DD Mais j’ai 20 ans et je suis étudiante et je vais montrer mon boulot dans une galerie. Même si c’est exposable, qu’est ce qu'on va me dire ? Si ca peut rapporter des clients ?

LB Si quelqu’un est convaincu que son travail peut faire quelque chose, alors oui on va le suivre.

DD Et pour vous ? Votre première galerie ?

LB C’etait une époque très différente. Le galeriste chez qui j’étais (Leo Castelli) était un homme qui avait une très haute opinion de lui-même, et qui voulait être à la pointe de l'avant-garde, un découvreur. Il exposait environ 45 artistes, et dont 7 suffisaient à le faire vivre largement (Johns, Rauschenberg, Warhol, Nauman). Il n’avait pas vraiment besoin d’argent. 20 % des artistes qui exposaient cette galerie suffisaient à la faire vivre largement en général.
Dans l’art il faut résister et continuer, et à un certain moment les gens vont vous reconnaître.

DD C’est aussi une question de mode.

LB Regardez Louise Bourgeois, elle a 200 ans (blague, ndlr) et on l’a découverte à 85 ans ! Ça fait des décennies et des décennies qu’elle travaille, et maintenant c’est un engouement mondial.
Je n’aime pas beaucoup l’art en général. J’aime l’art conduit intellectuellement. Par exemple Felix Gonzales Torrez. C’est vraiment de l’art intelligent. C’est très émouvant, touchant et poétique aussi. C’est un art qui donne beaucoup d’importance aux idées, c’est quelqu’un que j’admire beaucoup. Il n’y a pas beaucoup d’artistes que j’admire.

DD Jeff Wall ?

LB Il était merveilleux au début, et puis il s’est essoufflé. Maintenant il se répète, son travail tourne en rond. Dès fois on a de bonnes idées pendant dix ans, et puis on les repète les dix années d’après, et c’est redondant. C’est dur de faire de l’art plus de vingt ans, et d’avoir encore quelque chose d’intéressant à dire. Les gens ont des idées quand ils sont jeunes, et puis ils sont à court d'idée et sont complètement has been, ou alors ils recyclent ce qu’ils ont fait avant. Regardez Frank Stella : c’est un mec qui au début était un génie et qui a fini comme décorateur.

DD C’est très cruel !

LB C’est très vrai. Cindy Sherman aussi. Au début aussi c’était génial, maintenant c’est creux, ça ne veut plus rien dire.

DD Et Sophie Calle ?

LB Sophie Calle est très spéciale. Il n’y a qu’une Sophie Calle au monde. C’est probablement bon pour elle, et aussi bon pour le monde ! Je la connais un peu, je n’aime pas tout ce qu’elle fait. Pour son film, « No sex last night » elle habitait dans ma maison à San Francisco, je connais aussi Greg Shepard un peu. Quelqu’un d’autre ne pourrait pas vendre les pièces qu’elle fait, exposer les photos qu’elle prend à sa place. C’est une œuvre qui dépend tout entière de la personnalité de Sophie Calle. C’est une femme voyeuse, alors que normalement ce sont les hommes qui sont voyeurs, c’est ça qui est intéressant.

DD Je vous en parle parce que j’ai lu qu’une galerie lui avait demandé de suivre quelqu’un encore comme elle avait fait il y a vingt ans. Et donc je me demandais si ce n’était pas de la redite, comme les artistes dont vous parliez. C’est très effrayant ce que vous me dites à propos des artistes qui se répètent.

LB Bien sûr il y a des artistes qui veulent travailler les mêmes idées à l’infini. Mais souvent surtout c’est que vous avez développé un marché, une audience pour l’œuvre que vous produisez et vous ne pouvez pas laisser votre public en plan. Donc comme quelqu’un de la mode, on doit faire du différent mais qui reste dans la même veine. Ça doit ressembler à votre travail mais être cependant nouveau.

DD Ce que je disais, c’est que je pensais que peut être maintenant que vous aviez assis votre réputation en tant qu’artiste, vous aviez gagné le droit d’avoir un espace pour dire ce que vous aviez à dire, même si ce n’était pas de l’art où que c’était différent de ce qu’on attendait d’une œuvre d’art. Depuis 1989 en effet vous avez effectué un tournant dans votre travail, peut être parce que vous pensiez que la photographie atteignait ses limites en tant que photographie elle même, et il me semble que votre travail s’est politisé davantage.

LB Il m’a semblé que j’avais atteint un certain point dans mes recherches, et qu’il ne m’était pas possible d’aller plus lin dans cette direction, que j’avais fait tout ce que je pouvais faire sur ce thème. Peut-être me trompe-je.

DD Votre travail est plus personnel ? Plus engagé ?

LB Maintenant je fais des choses qui m’intéressent. Pas forcément des choses que je sais vont être bien reçues sur le marché de l’art. En général, j’ai fait de pauvres choix de carrière. J’aurais pu être bien plus connu ! Je me base sur les gens de ma génération, qui sont restés sur la brèche, et ils ont mieux réussi que moi. En même temps ça me rend fou, travailler toute la journée, sur un truc qui ne vous plaît pas ou plus. Peut-être qu’ils ont continué de trouver ça intéressant. Ce qui n’est pas mon cas. Si j’avais continué ça aurait été de l’esclavage.

DD En parlant de « Venezia », quel est le bénéfice supplémentaire que les spectateurs reçoivent en voyant cette œuvre que celui qu’ils retireraient en lisant un journal sur ce sujet ?

LB Ils peuvent faire les deux. Je pense que les gens qui vont voir ce travail, c’est qu’ils vivent là-bas, ou alors que ça les intéresse de voir le travail d’une artiste sur ce sujet. C’est un autre moyen de relayer l’information.

DD C’est quand même un style très journalistique : du texte, des images.

LB En fait ça peut être n’importe quoi : alors pourquoi pas de l’art ?

DD Je pense pour ma part qu’un retour à une certaine esthétique dans l’art, une première approche très frappante, s’impose.

LB C’est trop facile, trop paresseux.

DD Mais il y a comme ça quelque chose qui est magique dans la première impression : c’est facile aussi de pouvoir tout expliquer par le conceptuel.

LB Souvent la première impression déclenche en vous une association d’idée qui fait référence à quelque chose que vous savez déjà, que vous possédez déjà, des conventions qui vous sont inhérentes, à propos de ce qui est esthétique et ce qui ne l’est pas. C’est intéressant que depuis cent cinquante ans chaque œuvre d’art est taxée, d’inesthétique, de moche, de vulgaire, de ce qu’on veut à son apparition, et puis en fin de compte et trente ans plus tard il y a quelque chose qui ne dépendait pas de l’esthétique qui fait finalement trouver l’œuvre belle, raffinée, esthétique.

DD Par esthétique j’entends la première impression que vous pouvez avoir, ne nous méprenons pas sur le terme ! Quelque chose de visuel !

LB On apprend à apprécier quelque chose. Vous êtes bombardé par les images, à la télé, au cinéma, vous ne pouvez pas y échapper et c’est une dictature de ce que doivent être des images pour être esthétiques, et à quoi elles devraient ressembler.

DD Des gens n’ont pas les clés pour accéder à ce genre de compréhension qui néglige l’esthétique.

LB C’est aussi un des challenge de l’éducation d’apprendre aux gens à apprécier l’art d’aujourd’hui, la musique… Leurs donner les clés pour qu’ils puissent faire leur propre choix.

DD Donc vous ne pensez pas qu’il y ait une partie inhérente de nous qui soit capable d’apprécier l’art sans aucune explication complémentaire ?

LB Peut-être que c’est une idée bien plus généreuse que ce qu’est l’art.

DDMais vous dites que seuls les gens cultivés et possédant les clés sont capables d’accéder à cette compréhension, une élite en fait.

LB Non, une élite ce sont des gens qui essayent toujours d’exclure une catégorie de personnes de leur groupe. Le monde de l’art a toujours essayé de recruter de nouveaux membres, « venez voir ça, prenez le sérieusement », etc. Les pouvoirs publics dépensent beaucoup d’argent pour que les Français soient plus familiarisés avec l’art contemporain.
Des fois, quand certaines choses vous touchent profondément, vous aimeriez aller voir plus profondément ce qui se passe derrière.

DD Oui mais vous devez être touché au départ.

LB Quand j’ai finalement compris que le centre Pompidou était un musée d’art contemporain pour le grand public, par grand public j’entends pas des spécialistes de l’art, j’ai compris qu’ils faisaient un sacré bon boulot. C’est difficile d’apporter l’art à un certain niveau de vulgarisation. Tous ces bus de touristes, d’étrangers, sont réellement fascinés par ce qu’ils voient, spécialement les enfants qui sont de toute façon plus ouverts.

DD Vous avez eu votre travail exposé à Beaubourg. Pensez vous du coup que votre travail soit assez vulgarisé pour toucher une grande partie du public ? C’est un grand compliment pour un artiste de se dire qu’il touche le plus grand nombre. « Ronde de nuit », était très esthétique, il me semble. Il y a une relation très physique avec ce travail, il fallait se déplacer pour changer de point de vue et comprendre, il y avait donc un premier sentiment qui ensuite pouvait vous donner envie de lire le discours autour.

LB L’art est séducteur. Ça autorise les gens à éprouver des sentiments différents, nouveaux.

DD J’ai essayé de trouver des livres à propos des critères artistiques, et ce que vous devez faire pour que votre boulot soit vendable : silence radio là-dessus.

LB Depuis la fin du modernisme, il n’y a plus de critères valables. On ne sait pas quoi répondre à cette question. Depuis que l’on ne peut plus définir ce qu’est l’art, on ne sait pas non plus inventer une façon valable de l’apprendre non plus. C’est à tous les gens qui travaillent dans une école d’art de se poser cette question. Quelle est la façon la plus honnête et intègre d’enseigner cet art qui n’a plus de critères de nos jours ? Le professorat est aussi à propos de ça.

DD Comme conclusion je dirais que c’est réconfortant de rencontrer des artistes comme vous qui se posent encore des questions, qui ne tiennent pas tout pour acquis. C’est ce que nous essayons de faire avec le journal, la Mine et d’autres choses comme ça.

LB Oui, c’est peut-être encore une des facultés de l’art de nos jours, une des choses qu’il peut faire : inciter les gens à se poser des questions sur leur propre vie.