10 mars 2006

Thomas Barbey, l’Humaniste Globalisé

TELA TOTIUS TERRAE
Une exposition de Thomas Barbey à La Vitrine, Galerie de l'Ecole des Beaux Arts de Cergy Pontoise, Paris, du 10 mars au 1er avril 2006

La traduction du terme world wide web en latin peut prêter à sourire tant le procédé peut paraître coquet, mais elle renseigne sur le projet intellectuel d’une exposition rigoureuse, tentant de rendre compte du jeu de ping-pong incessant entre signifiant et signifié, contenants et contenus, objet et représentation, que la typologie actuelle des réseaux d’informations fait subir à la réalité selon le principe très webbien du lien hypertexte.
Le latin fait ici référence à une conception traditionnelle du savoir de type Encyclopédie des Lumières, et devient le symbole d’une époque révolue où le fantasme d’une connaissance exhaustive et répertoriée du monde paraissait encore réalisable. Ce projet intellectuel délicieusement poétique par son anachronisme même, et voué à un inéluctable échec, offre une continuité au personnage mythique de l’érudit que Thomas Barbey reprend à son compte et réactive de façon absurde au sein d’une sorte de Cabinet de Curiosités moderne.
Nous suivons alors dans Tela Totius Terrae un fil thématique digressif (toujours selon ce principe de l’hyperlien de type j’ai de la chance 1), établissant des connections plus ou moins aléatoires mais étrangement pertinentes entre des œuvres diverses aussi bien par leur format, que par le médium utilisé ou le sujet évoqué. L’exposition réussit le tour de force d’allier la réussite plastique de ses pièces à une légèreté exquise, abordant sur le ton de la badinerie intellectuelle quelques-unes un des plus hénaurmes problématiques phénoménologiques de ce début de XXIe siècle.
La vidéo présentée sous le titre de Mars Global Surveyor fait état de l’échec des techniques de représentation scientifique à restituer toute l’excitation populaire ayant présidé à la conquête de l’espace : désespérément lente et anti-spectaculaire, la vidéo se montre délibérément déceptive autant par son aspect formel (uniforme), que sa longueur (rédhibitoire), ou la source de ses images mêmes (trouvées sur Internet, donc Low Tech par essence). La nonchalante poésie du travelling d’une heure vingt fait écho à Dans ce monde flottant, collage de plans de ballons issus d’une série d’animation japonaise, Olive et Tom, datant du milieu des années 80. Dans cette pièce où la référence à la série d’origine reste très forte (le ballon y étant l’enjeu cristallisé d’affects sportifs et sociaux dépassant le cadre de la simple partie de football), l’artiste nous délivre par le biais du montage de la question angoissante du devenir de la balle, invitée à errer de façon joyeusement anthropomorphique dans un ciel plus ou moins ensoleillé. Une autre rotation nous est présentée sous les traits d’une version informatique du célèbre cercle chromatique, que l’artiste montre de façon de plus en plus accélérée, jusqu’à ce que la faiblesse de notre rétine nous condamne à percevoir ses couleurs lumineuses sous les traits d’un gris uniforme. Ce jeu de perception nous amène à considérer la sérigraphie murale intitulée Thorn, représentant une nomenclature de dessins techniques d’ampoules de cette marque. Réalisée à l’encre phosphorescente, l’œuvre ne devient visible que lors de la fermeture hermétique de la galerie à toute source de lumière extérieure, condition bien évidemment non réalisée en temps normal d’exposition. On retrouve un peu de coquetterie dada dans cette pièce oxymorique dont la sensibilité est proche de celle d’ Air de Paris 2 de Marcel Duchamp : c’est que Thomas Barbey nous sait amateurs de retournements, et aime à flatter nos instincts de traqueurs de ready-made dans le sens du poil. Les deux dernières pièces, Graffiti et Gorefont, consistent en la représentation de différents noms de deux genres particuliers de typographies (imitation graffiti pour l’un et évoquant l’univers des films d’horreur pour l’autre) au mur, soit bombés au pochoir, soit collés sous forme de stickers, et ce dans leur casse même. Double affirmation aboutissant à un affaiblissement du sens: le nom sensément évocateur de la qualité thématique de la typographie, lorsque mis en scène par le moyen de son apparence caricaturale même, se pare d’un aspect citationnel comique, de l’ordre de la private joke. Réflexion un peu amère sur la fin des utopies urbaines, quand l’espace de la rue paraissait encore investi d’un certain pouvoir de contestation : maintenant les murs disponibles à l’expression sont dans les galeries d’art, et de plus investis par des grapheurs du dimanche comme Thomas Barbey qui utilisent des typos trouvées sur Internet et n’ayant de rebelle que le nom.
On peut se demander maintenant où nous a mené cette petite promenade dans cette Telia Totius Terrae : nous avons marché sur les chemins ténus de la représentation, enjambé les classifications stylistiques pour zigzaguer entre savoirs populaires estimés et informations Internet dévaluées ; nous avons traversé des champs lexicaux anecdotiques et parcouru de vastes paysages numériques, et le pire, ou le mieux c’est au choix, c’est que nous sortons bien dépaysés de cette expérience, encore tout tourneboulés par la pensée que ces planètes ici si lointaines sont en fait à portée de main, sont faites de tant de matériaux connus.
Finalement Thomas Barbey réalise ici un projet séculaire de l’art, un enjeu que ni l’époque contemporaine ni le classicisme ne peuvent se dénier l’un à l’autre, c’est celui de la transformation du Réel en l’Oeuvre, épiphanie sans cesse renouvelée et surprenante. Montrer la réalité autrement, réinvestir le champ de la quotidienneté la plus triviale sous un autre angle, permettre au spectateur de considérer les objets constituant le monde comme étrangers à leurs usages et fonctionnalités usuels : en bref, redonner un peu de pouvoir apollinien au peuple désemparé par l’assaut des barbares dionysiaques 3… Voilà un véritable projet d’humaniste ! et dont la tonalité un peu old school ne nuit pas, au contraire, à l’efficacité avec laquelle la Toile Mondialement Etendue de Thomas Barbey nous prend dans ses filets.



NOTES

1 La touche j’ai de la chance sur Google, emblématique du moteur de recherche à ses débuts, délivrait un seul résultat par recherche, se dégageant ainsi par un pied de nez du principe d’exhaustivité typique, justement, du moteur de recherche.

2 Air de Paris, œuvre de 1919 constitué d’une ampoule de sérum physiologique vidée et scellée à nouveau, contenant donc un peu du fameux « air de Paris ». Cette ampoule fut envoyée à New York comme cadeau de Duchamp à deux de ses amis collectionneurs, les Arensberg.

3 voir à ce sujet La Naissance de la Tragédie, de Friedrich Nietzsche

1 commentaire:

Anonyme a dit…

c'est de la bombe!!