23 juin 2011

Entertainment ! (6)

Dans le train, Richard Larracher fulmine. Il fulmine tant d'ailleurs qu'il est tout seul dans le carré du TGV 1ere classe, les autres membres de l'équipe assis à côté de lui s'étant ostensiblement éclipsés au bar de la rame afin de cesser de se prendre des remarques assassines à chaque parole proférée (non que ça change spécialement de d'habitude, mais là, les pointes sont vraiment acérées, et savent taper où ça fait vraiment mal). Les autres membres de l'équipe sur les sièges derrière, n'en mènent d'ailleurs pas large. Ils lisent le journal en tentant de faire le minimum de bruit possible avec les pages, et grignotent leurs viennoiseries en silence, tentant de réduire leurs mâchonnements à leur minimum.
Fixant la campagne bourguignonne déroulant ses plaines vallonnées sous ses yeux exorbités, il pousse soupir sur soupir, tout en maugréant de façon inaudible. Mais la fureur qui semble de l'extérieur l'habiter n'est rien en comparaison de celle, intérieure, qui agite son cerveau à la minute même.
Richard Larrecher est en effet sous l'emprise d'une colère indescriptible, en même temps que d'un sentiment d'injustice vertigineux, proche d'un sentiment calimeresque*. Il est en effet furieux contre cette équipe de cultureux, qu'il qualifierait lui même d'alternatifs, qu'il subventionne même pour certains, qui osent s'ériger en justicier du système qu'il sert avec la bonne foi de l'énarque qui ne connaît qu'une méthode, celle des siens, et qui sait tout le temps qu'on perd à tenter d'expérimenter autre chose. Il est donc outré de tout ce temps perdu : car il sait qu'ils vont craquer, qu'ils vont trouver un moyen, par la force ou par la ruse, de les faire déguerpir. Mais après cet épisode pénible, qu'il va falloir supporter sous les quolibets habituels de la presse nationale et internationale (la locale l'indiffère depuis longtemps) et de ses collègues qui trouvent que décidément ce poste censée couronner une fin de carrière tourne quand même à la bonne farce, il va surtout falloir encore tout recommencer, tout remettre "en ordre de marche" comme il le dit lui même, il va falloir encore remobiliser son équipe toujours et encore fragilisée, divisée, démotivée, déjà qu'il n'est pas bon en RH, il se le disait déjà il y a quelques années, "Richard, tu es un DRH déplorable, tu ne sais pas t'entourer, ça te jouera des tours", alors là, il a beau tenter d'organiser les choses en équipe, de déléguer un maximum, il n'y arrive pas, ces méthodes doucereuses l'énervent, quand il ne se rend pas compte après coup que untel ou untel a encore utilisé tel ou tel projet à des fins personnelles et ça, lui l'homme d'état plein de la probité puritaine républicaine parisienne ça le rend fou, il ne comprend pas ce tirage de couverture sudiste incessant, enfin, tout se mélange dans sa tête quand il pense au bordel que cela va être, l'incapacité d'accéder à ses dossiers pendant plusieurs jours, le retard qu'il prend, les voyages qu'il doit annuler, et ça le rend littéralement malade ces changements de plannings, il est fatigué, usé, lui qui pensait prendre sa retraite sur la côte d'azur il pense à changer d'avis tellement il déteste maintenant ce train, cette ville, cette arrivée qui longe la Friche Belle de Mai ce site perdu, médiocre et misérable qu'il déteste et qu'il a dû malgré lui ériger en symbole de la capitale, rien que d'y penser, et au petit sourire flegmatique de Ramier quand il va le croiser... c'en est trop.
Il ferme les yeux et expire lentement, pour se calmer. Il est finalement, plus que tout cela, étouffé par ce sentiment d'injustice à son égard. Pourquoi lui? Pourquoi le sort, le destin, s'acharne t'il sur lui, sur ce projet, sur cette candidature? Pourquoi cette ville ne se laisse t'elle pas tordre, nettoyer, planifier, ordonner, quadriller, lisser, organiser? Pourquoi est elle si rétive, rebelle, qu'il s'agisse de ses élus, de ses techniciens, de ses acteurs culturels, de sa population, de sa bourgeoisie, de ses entrepreneurs? Pourquoi ne se laissent ils pas faire? Il leur veut pourtant du bien. Il y croyait pourtant dur comme fer, à ce nouvel élan, à ce nouveau souffle. Il a bien vu le formidable potentiel. Il s'était vu comme un organisateur démiurge, celui qui placerait le petit pois dans le lit de la mendiante éructante pour l'éveiller à sa propre noblesse, resplendissante et enfin polie, aimable, gracieuse... et voilà qu'encore une fois, le destin s'acharne, qu'une armée de crétins anarchistes arrive à occuper cette putain de maison diamantée ! Il s'étonne lui même de la violence de sa locution. Il s'applique à ne jamais être grossier. Mais c'en est trop. Il reconsidère le paysage extérieur. Les ombres portées des nuages jouent sur les surfaces irrégulières de champs qui longent un cours d'eau ; un clocher roman passe en translation lente dans son champ de vision. Pour la première fois depuis plusieurs mois, il repense à sa mère; à son enfance, à la maison de campagne au bord de la petite rivière. Il pense très vite à toute sa vie, au service de l'état, des autres. Il se revoit petit garçon. Une bouffé d'émotion, associée au sentiment puissant d'injustice qui l'étrangle, lui brûlant presque le gosier tant il est irrité, toujours soufflant et les yeux fermés, lui fait sortir une larme. Il ouvre les yeux brusquement : et surprend à côté de lui, dans le couloir, Gonzague Roch, un de ses directeur adjoints, qui revient du bar avec un croissant et un café et il voit à son air stupéfait et apeuré qu'il a vu cette larme, cette larme qu'il n'aurait pas du voir, mais alors jamais.
"Vous auriez pu m'en prendre un" jappe Larracher, de sa voix sèche et coupante comme un rasoir. "Dé-désolé Richard, je pensais que vous souhaitiez vous reposer, mais prenez celui là, je vais m'en chercher un autre" dit l'autre qui a repris son aplomb le temps de débiter sa phrase. "A tout de suite, nous pourrons reparler du dossier Linz quand je reviens alors" tente t'il même de lancer d'un ton désinvolte en faisant promptement demi tour vers le bar.
Larracher prend une gorgée de café. Cela l'a remis droit dans ses bottes cette petite rencontre avec ce regard mou, faible. Lui même n'est pas faible. Il est fort. Très fort. Il en a vaincu des plus coriaces. Ce n'est qu'une question de jours. Tout à l'heure, il va discuter avec le "comité insurrectionnel" à la maison diamantée (comité insurrectionnel? Ils se prennent pour Desmoulins ou quoi?). Ils veulent le voir seul à seul. Il sourit, pour la première fois depuis deux jours. Il va se les payer, cette bande d'inconscients. Quand ils vont comprendre leur erreur, qu'ils n'auraient pas du se mettre en travers de son chemin, aussi tortueux déjà soit-il, ils vont partir. La réaction de Gonzague tout à l'heure l'en persuade. "Il serait incapable de gérer ce problème. Hors j'ai besoin de personnes sur lesquelles m'appuyer maintenant qu'on va basculer dans l'opérationnel. Je crois qu'il est l'heure de remanier un peu l'équipe". Cette pensée le réconforte : il avale le reste de son café, et ferme les yeux pour dormir quelques minutes, le sourire aux lèvres.

* calimero est le petit poussin noir avec une coquille d’œuf sur la tête, qui passe son temps à soupirer "c'est trop injuste" et demeure pour nous, personnes nées dans les années 80, comme le symbole du persécuté paranoïaque.

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