28 février 2006

Interview de Lewis Baltz / Novembre 2001

Interview de Lewis Baltz à l'occasion de son exposition à la Chaufferie du 16 novembre au 30 décembre 2001 pour le journal de l'Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg "le FUT".

D.D: Le sentiment que j’ai eu en parlant avec vous l’autre fois, c’est que vous êtes fatigué des questions du genre « est-ce de l’art, ou n’est ce pas de l’art ?» parce qu’ici, vous n’avez pas idée mais c’est une masturbation intellectuelle perpétuelle, et à chaque fois qu’on veut montrer un projet les professeurs insistent des heures sur les explications, et les étudiants en ont ras le bol, ils aimeraient pouvoir présenter des travaux sans cesse être obligé de se justifier, et de dire voilà, c’est ma production.

L.B: C’est une revendication permanente des étudiants en art depuis bien longtemps, de dire, je suis une personne visuelle et voilà.

DD Vous avez déjà eu à parler de votre travail à quelqu'un.

LB Bien sûr ! De nombreuses fois. C’est utile car souvent ça aide à y voir plus clair. Il y a beaucoup de choses à dire sur la pratique de l’art en elle même, qui puisse être expliqué par le langage. Mais tout n’est certainement pas explicable, car dans ce cas ce serait redondant et ce ne serait même plus la peine de faire l’art lui-même. Si on peut dire quelque chose avec le langage, alors ce n’est pas la peine de le dire avec un autre médium. Chaque médium a quelque chose de différent à offrir. C’est une question sans fin ce « est ce de l’art, n’est ce pas de l’art » que les gens se sont posé pendant des années ; pas seulement depuis Duchamp, depuis le début du modernisme.

DD Manet ?

LB Oui, Manet et la période après Manet, par exemple, l’iconographie des tableaux, les sujets. Ce sont des tableaux ou il y a des usines, avec de la fumée, la rivière, souvent peinte en bleu violet, on pense toujours que c’est pour l’art, mais en fait c’est plus réaliste que ça, c’est que l’usine en amont polluait déjà a grand coup de produits chimiques. Il y a un côté social dans l’art que beaucoup de critiques aimeraient nier.

DD La chose qui m’a particulièrement frappé dans votre travail. Il me semble que votre travail a malgré tout un aspect très graphique, par exemple « the New Industrial Parks near Irvine, California », « Ronde de Nuit », des photos en série qui parlent d’elles-mêmes, puis vous passez très soudainement à des travaux beaucoup plus conceptuels, comme « The Deaths in Newport », « Venezia Marghera », c’est étrange, comment pouvez-vous être aussi conceptuel et si graphique à la fois ?

LB Ce n’est pas si nécessairement graphique. Je suis complètement suspicieux à l’encontre de l’esthétique. Je pense que l’esthétique est ce que l’on nous apprend à reconnaître comme esthétique.

DD Mais dans quel sens prenez vous ce mot ? Je le prends comme l’aspect physique d’une œuvre, une certaine esthétique peut vous attirer comme vous répugner.

LB Il y a toujours une question de contexte dans l’appréciation d’une œuvre. Je crois que c’est quelque chose que Duchamp a clairement établi : on nous demande de considérer comme de l’art ce qui est présenté dans l’espace inviolable de l’art.

DD Comme les boîtes Brillo par exemple ?

LB Peut-être que le Pop Art a fait cela, mais je pensais aussi à des exemples plus bénins, comme l’art zen, bouddhiste. Ils prennent un objet très commun, ou une pierre, et ils le regardent avec une espèce de vénération, de respect, et ils commencent à apprécier l’objet pour certaines de ses qualités inhérentes, à côté desquelles on serait passé autrement. Il y a quelque chose qui doit se passer entre l’objet et vous.

DD Personne ne pense à la réaction du spectateur. Un spectateur qui rentre dans le musée et voit, disons, cette casserole (je désigne un plat en fonte derrière moi dans le café), pense « c’est du foutage de gueule, on paye ça avec mon argent ! »

LB (jouant le jeu) Ce truc de merde ! Enfin Manet avec son Olympia a eu droit au même genre de réaction.

DD C’est seulement un problème d’histoire ? Tout peut être de l’art ?

LB C’est une question de contexte, d’approche, Danto le dit bien. Depuis Duchamp, on a appris sa leçon, qu’il y a un contexte.

DD Je pense qu’il voulait aussi se moquer du monde de l’art.

LB C’est plus que ça : il y avait aussi une question de perception, la relation entre la perception et le langage. Vous dites ça parce que vous n'êtes pas d’accord avec le discours.

DD Tout peut être de l’art ?

LB Sans doute.

DD Et pour le spectateur ?

LB Oui, aussi.

DD Si vous allez au musée, et qu’on ne vous explique pas, s’il voit une peinture, il a une réaction immédiate, un plaisir. S’il voit cette casserole, et qu’il ne sait pas que l’artiste a voulu parler de la quotidienneté, de l’aliénation de la femme ou je ne sais quoi, il rentre et se dit « c’est du foutage de gueule , qu’est ce que l’art ».

LB C’est peut-être intéressant qu’il se pose la question.

DD Mais il ne reviendra pas au musée.

LB L’art n’est pas pour tout le monde.

DD C’est horrible ce que vous dites !

LB Non, par exemple le foot n’est pas pour tout le monde. Je déteste le football, comme des millions de gens dans le monde. C’est pour les gens qui s’y intéressent.

DD C’est idiot mais nous les gens qui allons en école d’art, on a l’idée folle qu’on va changer le monde avec nos œuvres. Alors on est assez jeunes et cons pour croire en l’utopie qu’on va faire quelque chose. Mais en réalité sur les quarantes qui vont sortir avec leur diplôme d’art peu vont arriver à en vivre et à exposer, c’est peut-être parce que certains sont meilleurs que d’autres pour exprimer ce qu’ils veulent dire, donc on ne peut pas dire que tout est de l’art et que tout mérite d’être exposé.

LB Certaines personnes sont aussi plus douées pour s’adapter à un système, à des règles, à s’insérer dans un système, avec les habiletés nécessaires pour se trouver une galerie, faire les critiques dire des choses positives à propos de son travail, convaincre les musées de s’y intéresser et à organiser des expositions. C’est un système très prédictible.
Tout le monde ne peut pas le faire marcher. Il y a certaines épreuves à passer. C’est comme à l’université : tout le monde ne peut pas arriver au diplôme le meilleur. Il y a de la chance ou pas aussi. Je n’aime pas l’idée de la malchance. Je crois pour ma part avoir eu de la chance toute ma vie.

DD Vous avez eu de la chance ?

LB Je pense que la chance a une importance énorme dans le succès ou la ruine de quelqu’un.

DD Il y a aussi le travail ! C’est une question d’opportunité je crois aussi. Les saisir ou non.

LB On peut utiliser sa chance ou non. Il y a plusieurs facteurs, on ne peut pas programmer tout une carrière. Tout est une question de carrières. Des artistes qui arrivent à s’en sortir, à ne pas prendre de second boulot pour vivre.

DD Avez-vous eu à prendre un second travail ?

LB Jamais. Sauf si on considère l’enseignement comme un second boulot.

DD Peut-être aussi aviez-vous un bon travail.

LB C’est sûr. Mais beaucoup de gens ont de bons travaux, quelquefois des gens arrivent avec de très mauvais travaux…

DD Mais vous avez dit qu’il n’y avait pas de mauvais travaux !

LB Oui, c’est mauvais dans un certain système.

DD Alors on peut dire qu’il y a du bon art et du mauvais art.

LB J’ai mon jugement là-dessus, vous avez le vôtre.

DD Mais vous avez admis qu’il y avait de mauvais travaux artistiques.

LB Des fois on a un jugement, et des gens ne vont pas en tenir compte : des galeristes, des gens des musées, des collectionneurs. Il y a une énorme masse de gens à convaincre.
Quand on montre son travail dans une galerie, les galeristes majoritairement ne jugent pas votre travail en lui-même : ils se demandent « est ce que je vais faire de l’argent ? »

DD Mais j’ai 20 ans et je suis étudiante et je vais montrer mon boulot dans une galerie. Même si c’est exposable, qu’est ce qu'on va me dire ? Si ca peut rapporter des clients ?

LB Si quelqu’un est convaincu que son travail peut faire quelque chose, alors oui on va le suivre.

DD Et pour vous ? Votre première galerie ?

LB C’etait une époque très différente. Le galeriste chez qui j’étais (Leo Castelli) était un homme qui avait une très haute opinion de lui-même, et qui voulait être à la pointe de l'avant-garde, un découvreur. Il exposait environ 45 artistes, et dont 7 suffisaient à le faire vivre largement (Johns, Rauschenberg, Warhol, Nauman). Il n’avait pas vraiment besoin d’argent. 20 % des artistes qui exposaient cette galerie suffisaient à la faire vivre largement en général.
Dans l’art il faut résister et continuer, et à un certain moment les gens vont vous reconnaître.

DD C’est aussi une question de mode.

LB Regardez Louise Bourgeois, elle a 200 ans (blague, ndlr) et on l’a découverte à 85 ans ! Ça fait des décennies et des décennies qu’elle travaille, et maintenant c’est un engouement mondial.
Je n’aime pas beaucoup l’art en général. J’aime l’art conduit intellectuellement. Par exemple Felix Gonzales Torrez. C’est vraiment de l’art intelligent. C’est très émouvant, touchant et poétique aussi. C’est un art qui donne beaucoup d’importance aux idées, c’est quelqu’un que j’admire beaucoup. Il n’y a pas beaucoup d’artistes que j’admire.

DD Jeff Wall ?

LB Il était merveilleux au début, et puis il s’est essoufflé. Maintenant il se répète, son travail tourne en rond. Dès fois on a de bonnes idées pendant dix ans, et puis on les repète les dix années d’après, et c’est redondant. C’est dur de faire de l’art plus de vingt ans, et d’avoir encore quelque chose d’intéressant à dire. Les gens ont des idées quand ils sont jeunes, et puis ils sont à court d'idée et sont complètement has been, ou alors ils recyclent ce qu’ils ont fait avant. Regardez Frank Stella : c’est un mec qui au début était un génie et qui a fini comme décorateur.

DD C’est très cruel !

LB C’est très vrai. Cindy Sherman aussi. Au début aussi c’était génial, maintenant c’est creux, ça ne veut plus rien dire.

DD Et Sophie Calle ?

LB Sophie Calle est très spéciale. Il n’y a qu’une Sophie Calle au monde. C’est probablement bon pour elle, et aussi bon pour le monde ! Je la connais un peu, je n’aime pas tout ce qu’elle fait. Pour son film, « No sex last night » elle habitait dans ma maison à San Francisco, je connais aussi Greg Shepard un peu. Quelqu’un d’autre ne pourrait pas vendre les pièces qu’elle fait, exposer les photos qu’elle prend à sa place. C’est une œuvre qui dépend tout entière de la personnalité de Sophie Calle. C’est une femme voyeuse, alors que normalement ce sont les hommes qui sont voyeurs, c’est ça qui est intéressant.

DD Je vous en parle parce que j’ai lu qu’une galerie lui avait demandé de suivre quelqu’un encore comme elle avait fait il y a vingt ans. Et donc je me demandais si ce n’était pas de la redite, comme les artistes dont vous parliez. C’est très effrayant ce que vous me dites à propos des artistes qui se répètent.

LB Bien sûr il y a des artistes qui veulent travailler les mêmes idées à l’infini. Mais souvent surtout c’est que vous avez développé un marché, une audience pour l’œuvre que vous produisez et vous ne pouvez pas laisser votre public en plan. Donc comme quelqu’un de la mode, on doit faire du différent mais qui reste dans la même veine. Ça doit ressembler à votre travail mais être cependant nouveau.

DD Ce que je disais, c’est que je pensais que peut être maintenant que vous aviez assis votre réputation en tant qu’artiste, vous aviez gagné le droit d’avoir un espace pour dire ce que vous aviez à dire, même si ce n’était pas de l’art où que c’était différent de ce qu’on attendait d’une œuvre d’art. Depuis 1989 en effet vous avez effectué un tournant dans votre travail, peut être parce que vous pensiez que la photographie atteignait ses limites en tant que photographie elle même, et il me semble que votre travail s’est politisé davantage.

LB Il m’a semblé que j’avais atteint un certain point dans mes recherches, et qu’il ne m’était pas possible d’aller plus lin dans cette direction, que j’avais fait tout ce que je pouvais faire sur ce thème. Peut-être me trompe-je.

DD Votre travail est plus personnel ? Plus engagé ?

LB Maintenant je fais des choses qui m’intéressent. Pas forcément des choses que je sais vont être bien reçues sur le marché de l’art. En général, j’ai fait de pauvres choix de carrière. J’aurais pu être bien plus connu ! Je me base sur les gens de ma génération, qui sont restés sur la brèche, et ils ont mieux réussi que moi. En même temps ça me rend fou, travailler toute la journée, sur un truc qui ne vous plaît pas ou plus. Peut-être qu’ils ont continué de trouver ça intéressant. Ce qui n’est pas mon cas. Si j’avais continué ça aurait été de l’esclavage.

DD En parlant de « Venezia », quel est le bénéfice supplémentaire que les spectateurs reçoivent en voyant cette œuvre que celui qu’ils retireraient en lisant un journal sur ce sujet ?

LB Ils peuvent faire les deux. Je pense que les gens qui vont voir ce travail, c’est qu’ils vivent là-bas, ou alors que ça les intéresse de voir le travail d’une artiste sur ce sujet. C’est un autre moyen de relayer l’information.

DD C’est quand même un style très journalistique : du texte, des images.

LB En fait ça peut être n’importe quoi : alors pourquoi pas de l’art ?

DD Je pense pour ma part qu’un retour à une certaine esthétique dans l’art, une première approche très frappante, s’impose.

LB C’est trop facile, trop paresseux.

DD Mais il y a comme ça quelque chose qui est magique dans la première impression : c’est facile aussi de pouvoir tout expliquer par le conceptuel.

LB Souvent la première impression déclenche en vous une association d’idée qui fait référence à quelque chose que vous savez déjà, que vous possédez déjà, des conventions qui vous sont inhérentes, à propos de ce qui est esthétique et ce qui ne l’est pas. C’est intéressant que depuis cent cinquante ans chaque œuvre d’art est taxée, d’inesthétique, de moche, de vulgaire, de ce qu’on veut à son apparition, et puis en fin de compte et trente ans plus tard il y a quelque chose qui ne dépendait pas de l’esthétique qui fait finalement trouver l’œuvre belle, raffinée, esthétique.

DD Par esthétique j’entends la première impression que vous pouvez avoir, ne nous méprenons pas sur le terme ! Quelque chose de visuel !

LB On apprend à apprécier quelque chose. Vous êtes bombardé par les images, à la télé, au cinéma, vous ne pouvez pas y échapper et c’est une dictature de ce que doivent être des images pour être esthétiques, et à quoi elles devraient ressembler.

DD Des gens n’ont pas les clés pour accéder à ce genre de compréhension qui néglige l’esthétique.

LB C’est aussi un des challenge de l’éducation d’apprendre aux gens à apprécier l’art d’aujourd’hui, la musique… Leurs donner les clés pour qu’ils puissent faire leur propre choix.

DD Donc vous ne pensez pas qu’il y ait une partie inhérente de nous qui soit capable d’apprécier l’art sans aucune explication complémentaire ?

LB Peut-être que c’est une idée bien plus généreuse que ce qu’est l’art.

DDMais vous dites que seuls les gens cultivés et possédant les clés sont capables d’accéder à cette compréhension, une élite en fait.

LB Non, une élite ce sont des gens qui essayent toujours d’exclure une catégorie de personnes de leur groupe. Le monde de l’art a toujours essayé de recruter de nouveaux membres, « venez voir ça, prenez le sérieusement », etc. Les pouvoirs publics dépensent beaucoup d’argent pour que les Français soient plus familiarisés avec l’art contemporain.
Des fois, quand certaines choses vous touchent profondément, vous aimeriez aller voir plus profondément ce qui se passe derrière.

DD Oui mais vous devez être touché au départ.

LB Quand j’ai finalement compris que le centre Pompidou était un musée d’art contemporain pour le grand public, par grand public j’entends pas des spécialistes de l’art, j’ai compris qu’ils faisaient un sacré bon boulot. C’est difficile d’apporter l’art à un certain niveau de vulgarisation. Tous ces bus de touristes, d’étrangers, sont réellement fascinés par ce qu’ils voient, spécialement les enfants qui sont de toute façon plus ouverts.

DD Vous avez eu votre travail exposé à Beaubourg. Pensez vous du coup que votre travail soit assez vulgarisé pour toucher une grande partie du public ? C’est un grand compliment pour un artiste de se dire qu’il touche le plus grand nombre. « Ronde de nuit », était très esthétique, il me semble. Il y a une relation très physique avec ce travail, il fallait se déplacer pour changer de point de vue et comprendre, il y avait donc un premier sentiment qui ensuite pouvait vous donner envie de lire le discours autour.

LB L’art est séducteur. Ça autorise les gens à éprouver des sentiments différents, nouveaux.

DD J’ai essayé de trouver des livres à propos des critères artistiques, et ce que vous devez faire pour que votre boulot soit vendable : silence radio là-dessus.

LB Depuis la fin du modernisme, il n’y a plus de critères valables. On ne sait pas quoi répondre à cette question. Depuis que l’on ne peut plus définir ce qu’est l’art, on ne sait pas non plus inventer une façon valable de l’apprendre non plus. C’est à tous les gens qui travaillent dans une école d’art de se poser cette question. Quelle est la façon la plus honnête et intègre d’enseigner cet art qui n’a plus de critères de nos jours ? Le professorat est aussi à propos de ça.

DD Comme conclusion je dirais que c’est réconfortant de rencontrer des artistes comme vous qui se posent encore des questions, qui ne tiennent pas tout pour acquis. C’est ce que nous essayons de faire avec le journal, la Mine et d’autres choses comme ça.

LB Oui, c’est peut-être encore une des facultés de l’art de nos jours, une des choses qu’il peut faire : inciter les gens à se poser des questions sur leur propre vie.

1 commentaire:

Benjamin R. a dit…

Juste pour vous remercier de cette interview "exclusive" et de grande qualité !