Compte rendu de« Black out », une performance réalisée avec la complicité de l’Armée de Terre Française par Dorothée Dupuis et Tillman Roeskins le 5 avril 2003 lors du Festival "Espèces d'Interzone", La Chaufferie, galerie de l'ESAD Strasbourg.
Le nez dans la poussière. Suffoquer. Faire moi aussi l’expérience du noir complet. S’apercevoir qu’on entend tout, le plus léger bruit, le brouhaha lointain des voix au-dehors, le grincement sourd de la trappe du sous-sol qui s’ouvre. Le nez dans la poussière, la joue sur mon bras, j’attends. J’entends Till donner des instructions, d’une voix chuchotante, j’entends le rire mal à l’aise du spectateur, ses remarques (jamais prises en compte), le déroulement implacable de la performance, je l’entends se cogner, tâter le sol de ses pieds mal assurés, racler le mur de la paume de sa main droite. Et sa peur, son inquiétude sont palpables. Le silence est lourd, les frottements tintinnabulent comme autant de clochettes dans l’air étouffant, gorgé de poussière et d’humidité. La voix continue, inexorable. Moi ici je sais que je ne dois pas bouger, mon visage me gratte, mes jambes sont lourdes, je me recroqueville silencieusement sous la chaudière, j’imagine qu’on me cherche vraiment, que je vais vraiment être jetée à la fosse commune d’ici quelques instants, par un individu bête et discipliné qui aura oublié que au delà des ordres, il y des hommes, parfois. L’obscurité décuple mes angoisses, tout prend soudain une tonalité trop réelle, mon cerveau marche à cent à l’heure, et un coup de pelle dans ma cuisse vient me tirer de mon absence inquiète. Il (ou elle) a commencé. Il pellte avec une angoisse évidente, il cherche, il me heurte au passage mais ça va, je n’ai pas mal. A la fin, il se baisse, il me tâte la cuisse, je sens sa main se refermer sur la chair trop ferme pour n’être que cadavre, il répond qu’il ne veut pas continuer, qu’il n’enterre pas les gens vivants , je sens qu’il est scandalisé, il tremble un peu, il sort après avoir tâtonné encore quelques minutes dans le noir suivant les instructions de Till. Ce dernier lui rappelle qu’il ne s’est rien passé, et cet ultime euphémisme semble déclencher un mouvement de rage contenue dont le rideau noir est victime.
Par la suite, nous avons échangé les rôles avec Till. Deux fois lui, deux fois moi. Je me souviens de l’alternance étrange, du petit visage pâlot du personnage à l’intérieur, visage que je reconnaissais à peine la plupart du temps. Je me souviens de leurs tâtonnements, du crissement de leur veste Kway, de leur application à écrire quelques mots (si tu devais tout oublier, quelle serait la chose unique dont tu voudrais te souvenir), de leur angoisse, de leur impression de ne pas être vu, de leur obstination à vouloir nous parler quand même, alors que nous commencions à tenter d’être plus cruels. Je me souviens de nos rires nerveux entre deux personnes, des silences devant les mots écrits sur les feuilles, de nos quolibets parfois, des gravas qui dégouttaient de mon pantalon et bosselaient mes chaussures, et du silence étrange et annonciateur dans lequel nous guettions l’arrivée du prochain candidat.
Drôle de chose que le noir complet. On a beau écarquiller les yeux, du noir, rien que du noir, aucune petite poussière lumineuse pour rassurer, orienter. Pourtant on les garde ouverts au cas où. Au cas où quoi ? Il est clair qu’il ne peut rien se passer. Rien que nous n’induisions. Rien de dangereux, que dans la tête. Et les névroses reviennent vite : celle-ci se protège constamment le visage de ses mains ; cette autre marche absurdement vite, se cogne partout, mais ne peut cesser de se précipiter avec une hâte rageuse malgré nos instructions. Un autre est démesurément lent ; un est sur le point de nous casser la figure ; celui-ci se gratte les fesses et se cure le nez pendant toute la séance, comme si le fait de n’y rien voir le prévalait d’invisibilité en retour. Une autre fait une crise d’angoisse dans le sas : ne comprenant pas que nous la faisons sortir, elle nous supplie de ne pas l’envoyer de l’autre côté, où elle a cru déceler un couloir d’un extrême longueur. Un autre pellte gaiement sur le corps allongé, et sur nos injonctions, vérifie plusieurs fois que son office de fossoyeur a été rempli correctement : un sourire radieux illumine son visage juvénile alors que nous le félicitons et l’enjoignons à se diriger vers la sortie.
Nous donnons des directives : nous jouons un rôle. Devant nous, les spectateurs ne jouent pas. Ils essayent, au début, mais très vite il doivent lâcher leur masque et avancer coûte que coûte, yeux grands ouverts dans le noir. Sûrs de vous, passez votre chemin.
Au milieu de la performance, nous sortons prendre une pause. Dehors, c’est l’écrasement. Les gens se pressent, s’inscrivent, crient parce que la liste est complète. On nous assaille de questions. Les gens ont l’air fascinés. Le sergent Drapeau, le militaire qui garde l’entrée de la performance, me sourit. Son sourire est-il aussi vide que je voudrais le croire ? Ou a-t-il décelé dans nos rires mal à l’aise la raison de sa venue ici ? Mais ses yeux ne sont que vides qui reflètent mon visage poussiéreux. Nous redescendons.
Alors que tout est fini, nous avons récolté des impressions multiples. Des gens, choqués, se tiennent par les épaules et se mettent une main sur la bouche. On dirait les victimes d’un attentat quelconque. Ils viennent nous voir les yeux écarquillés, ils soufflent leur fumée de cigarette très bruyamment et ils ne savent pas trop quoi penser. Je croise notre petit fossoyeur. Il est en train de s’ouvrir une bière avec un briquet et lève le pouce à mon attention. Moi je ne sais pas trop. Je repense à toute cette terre qu’on nous a déversé dessus et je me dis qu’on aurait déjà pu être enterré cent fois. Je me demande qui a inscrit « Fuck the army » en dessous du panneau indiquant « merci à l’Armée de Terre ». Je me demande si c’est nous qui avons fait ça. Je me demande s’ils m’ont reconnue. Je me demande s’ils m’en veulent. Je me demande si j’avais le droit. Je me demande si c’était des gens à l’intérieur. De toute façon, je ne veux pas m’en souvenir. Je ne m’en souviens déjà plus.
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