28 février 2006

Souviens toi que de poussiere, tu retourneras a la poussiere / Avril 2004

Un essai de rencontre avec le travail d'Adrien Lamm, Avril 2004

Il faudrait sans doute se souvenir de l'histoire de Pollock si l'on veut découvrir celle d'Adrien Lamm. Une pratique qui est une souffrance et en même temps la seule solution évidente au mal-être qui tenaille son auteur. Une espèce de cercle vicieux qui ne s'interrompt jamais, entrecoupée de doutes, de pauses, de cessations plus ou moins longues, d'envie pressante de tout abandonner pour se rejeter dans le travail jamais accompli, telle une Pénélope obsédée faisant et refaisant sans cesse.
Le travail de Lamm n'est pas un travail linéaire. Il avance à petits pas, recule, pose un jalon, se tait, repart précipitamment, s'interrompt à mi-course, revient sur ses pas pour chercher quelque chose, un élément apparemment anodin qui devient crucial un instant puis finit abandonné dans le coin d'une pièce, seul. Les éléments matériels se rencontrent, dialoguent, font constat de l'échec d'une communication possible, puis font le deuil et se taisent, créant finalement l'unité dans leur incapacité relationnelle, dans une tautologie simple et poétique de l'existence.
Le travail d'Adrien Lamm passe par la construction pour démontrer l'être. Toutes ses démonstrations tendent à justifier simplement le premier présupposé de Descartes: l'indémontrable évidence de l'existence et de la pensée. Quand on est sûr de rien, on peut au moins être sur de cela: nous existons, et chez Lamm toutes les questions, même les plus monstrueuses, s'évanouissent et se résolvent dans cette indicible légèreté du matériau à ne représenter que lui-même.
Ensuite il est possible de s'interroger plus formellement sur certains aspects particuliers de cette pratique au travers de différents prismes.
Les matériaux eux-mêmes qu'utilisent Lamm tout d'abord. Colorés, joyeux souvent, le plastique, le bois peint, les matériaux mêmes du dessin (crayons de couleur, peinture, pâte à modeler), le sable, la ficelle, le sucre, tout un lexique rassurant de formes enfantines se décline et s'entrecroise. Ces différents matériaux se mettent en tension, parfois littéralement à l'aide de systèmes de poulies et de balances délibérément instables. Il y a une recherche de point de rencontre entre l'équilibre et le chaos qui sous tend toutes ces constructions aléatoires. La recherche elle-même de la justesse de la position d'un élément participe à l'aspect final (si tant est que l'on puisse parler d'un résultat final dans les sculptures de Lamm) même si elle n'est plus visible physiquement à cet instant précis (le thème de la trace, de la mémoire sont un autre des aspects importants de l'oeuvre de Lamm sur lequel je reviendrai ultérieurement). De l'extérieur ses sculptures ressemblent donc au final à un assemblage d'éléments disparates qui sembleraient sortis de la nurserie d'un enfant précoce et curieux. De petites figurines figuratives (animaux) côtoient des morceaux de sucre colorés, de tasseaux de bois de dimensions variables, des seaux aux couleurs vives, des chaises mélancoliques à la peinture un peu écaillée. La place des éléments dans l'espace, qu'ils soient suspendus, empiles, caches, alignes, fait constamment osciller le spectateur entre le sentiment d'un choix très mûrement pèse et la question tacite de la part aléatoire qui a préside a leur disposition. C'est ainsi que, implicitement, le travail d'Adrien Lamm pose l'étrange question du destin et de la fatalité. Dans quelle mesure les choses sont elles ce qu'elles sont, et l'univers se trouve il ordonne de la façon dont nous en faisons quotidiennement l'expérience? Lamm règne en maître et en dieu sur le petit univers de sa pratique, et rejoue au travers de ses pièces les phénomènes premiers de la création du monde.
Bien sur l'utilisation des éléments de cette univers enfantin n'est pas anodine. Comme il se plaît a le dire lui même, Lamm est un bon élève boulimique d'apprentissage. Le monde de l'enfance devient alors une métaphore d'un temps ou apprendre était un plaisir et non une contrainte, et ou les découvertes réalisées ne sont pas soumises a une logique exploitable de marche. L'enfance devient alors le temps idéalisé ou la finalité des actions et des recherches n'est pas le but de l'action lui même. L'enfant, dans sa forme considérée dans la société comme une seule forme de transition (le but de l'enfance étant de devenir adulte), libère l'univers de Lamm de toute contrainte utilitaire. C'est la gratuite même des actions enfantines qui engendre leur si profonde gravite et, de la, leur si profond sens métaphysique.
On a aussi pu penser a un moment que le travail de Lamm était sous tendu par une logique d'échec, dans le sens ou ses pièces, du point de vue formel, étaient souvent vouées a une profonde transformation, destruction partielle ou totale, et même dans certains cas, a la disparition. Je pense notamment a tous les travaux effectues en sucre, le mur dégradé de Altkirch, effondré puis refait, acquièrant son cote sublime par le fait même de la volonté sous tendant sa reconstruction; au cimetière de sucre, fragile entité de pierres tombales risquant a tout moment d'être emportées par leur propre raison d'être, a savoir les larmes théoriquement versées sur les morts qu'elles se doivent de, courageusement et dérisoirement, représenter; aux pathétiques (dans le sens de pathos) photos de tours de sable, incomplètes, bâtardes, effondrées et fixées a jamais dans leur position inconfortable de bastions voues a une défaite inéluctable (mais qu'étaient elle censées défendre?). Tout ces symboles de puissance (tours, murailles) et de souvenir (stèles mortuaires), a l'origine crées par l'homme pour lui survivre et le commémorer, sont utilises et détournés par Lamm pour devenir au contraire témoins d'une incontournable décadence: "Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière"…
Cela nous amène donc a un dernier, et non des moindres, aspect du travail de Lamm. Truffe de références bibliques et talmudiques (Lamm est d'origine juive), le travail apparaît alors comme un exutoire et une remise en question profonde des principes judéo-chrétiens qui sous tendent tous les fondements de la société occidentale, et de par la l'ordre mondial établi. L'analyse menée aboutit bien souvent au rejet de valeurs traditionnelles, qu'elles soient politiques, patriarcales, religieuses, philosophiques, ou du moins a leur remise en question profonde et violente. Car le travail de Lamm ne donne aucune réponse. Il s'achève sur un silence triste et est l'expression même d'une absence, d'une solitude, d'une insatisfaction sincère devant le monde et les hommes. Pour symbole cette vidéo (que je n'ai d'ailleurs jamais pu visionner) caractéristique, ou Lamm filme ses parents et ose au travers de ce médium poser des questions et entamer un procès jusqu'alors sans cesse ajourne, celui de son enfance. Souffrant pendant plusieurs années de l'existence même de cette bande symbole même du mutisme auquel ses question se heurtaient, il finit après plusieurs tentatives infructueuses par décider de ne pas la monter, et même de ne pas la montrer du tout.
Cette prise de conscience désabusée de l'importance vitale du processus et de l'échec en revanche inéluctable de ses conclusions, est un ressort primordial de la pratique de Lamm. On ne peut pas échapper à sa condition juive: le juif se doit d'être un "bon juif" toute sa vie malgré les rigueurs imposées du mode de vie judaïque par un Dieu ingrat, qu'on ne doit ni nommer ni supplier. Métaphoriquement, dans le travail de Lamm, cette condition devient un symbole de la condition humaine toute entière. La judeïté se transfigure, et tout le réseau de signes religieux mis en place (le cimetière, les petits cailloux, le lion, la tour, la croix, le pain...) se vident peu à peu de leur sens communautaire et reviennent se fondre au creuset des mythes humains universels.
Je ne sais plus alors comment conclure cet article. Une image cependant me revient en mémoire: une des premières sculptures d'Adrien Lamm se trouvait au centre d'un couloir à l'école. D'aspect assez brut, elle se composait d'une montagne de mie de pain peinte en rouge, piquée d'une multitude de petits drapeaux. Des blagues fusaient sur l'aspect ingrat de cette pièce. Quelqu'un me dit: "c'est une sculpture représentant les nations unies". Sur le moment, cette sculpture, je ne la compris pas. C'est maintenant, plus de trois ans plus tard, que les qualités mystérieuses de cette sculpture me reviennent, plus prégnantes que jamais. Le pain teinté de rouge vif, les drapeaux colorés piqués à même la masse informe, répandue de façon informelle dans le hall général: exposée cruellement à la vue de tous, livrée. La moisissure silencieuse du matériau lui même, après quelques jours. Et l'insolente gaieté des drapeaux, toujours gais, toujours pénétrants, toujours fiers, comme se repaissant de la matière putrescente. Le rapprochement politique qui m'avait alors paru incongru, pourrait alors trouver son sens. Et je pensais au garçon qui, seul au milieu du couloir dès le matin, avait façonné avec un amour et un savoir faire égaux les petits fanions de papier et la montagne (sic!) de pain rougie, et dieu seul sait à quel création étrange il se livrait alors, la création autonome d'une pièce ingrate livrée aux quolibets d'une assemblée avide de compétition et de lapidation verbale. Le monde de l'art. Le monde des hommes. Au lieu d'en rire, j'aurais peut être dû en pleurer.

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